— Pourquoi refusez-vous de témoigner contre ces truands ? reprend François.
— J’aime pas les flics.
— Vous préférez les truands ?
Paul soupire.
— Auriez-vous quelque chose à vous reprocher ? insiste l’avocat.
— Rien du tout. J’étais juste là quand fallait pas.
— Ce trafic, c’est quoi exactement ?
— Came.
— Ma parole, vous êtes givré de ne pas aller chez les flics ! s’étrangle Davin en le dévisageant d’un œil soupçonneux.
— Pour vous, quelqu’un qui connaît des trafiquants de drogue, c’est forcément quelqu’un qui se drogue, c’est ça ? ricane Paul. Je touche pas à ça ! J’ai la tronche d’un tox, peut-être ?
Il n’y a pas vraiment de visage pour ça. La drogue, François l’a côtoyée de près. Dans son milieu, la toxicomanie est même un fléau. Du simple pétard à la dose quotidienne de cocaïne ou d’amphétamines, il a tout vu sans jamais avoir la faiblesse d’y toucher. C’est vrai, ce gamin n’a pas l’air d’un junkie en manque. Il a peut-être simplement mis les pieds où il n’aurait pas dû…
Ils affrontent les embouteillages de la fin d’après-midi, finalement rassurés par cette promiscuité semblant à même de les protéger.
Ils sont un peu perdus et finissent par s’engager sur l’autoroute en direction de Toulon. Voilà une ville dans laquelle François n’a jamais mis les pieds. Il connaît Monaco, Nice, Cannes, Saint-Tropez, mais pas Toulon. De toute façon, ils ne feront que la traverser.
La circulation est particulièrement ralentie et, à chaque péage, un bouchon les attend.
— On va prendre du retard, soupire Davin.
Mais du retard sur quoi ?
François n’a ni destination précise, ni horaire à respecter. Plus d’emploi du temps surchargé ni d’agenda trop étroit pour contenir tous les rendez-vous. Plus rien.
Si.
Un étrange sentiment de liberté.
Florence est rentrée juste après sa visite à la gendarmerie. Espérant trouver François dans le salon. Mais la grande maison sonne désespérément vide. Elle se sert un scotch, s’effondre sur le sofa. Elle avale le contenu de son verre d’un trait, une grimace déforme son visage délicat mais fatigué.
François va mourir.
Double douleur.
Il s’est enfui, l’a abandonnée, mais elle ne peut même pas lui en vouloir. Parce qu’il doit souffrir. Souffrir tellement… Pourquoi cette fuite ? Pourquoi ne pas avoir voulu partager ce drame avec elle ? Comment peut-il la tenir à l’écart de quelque chose d’aussi important, d’aussi grave ? Elle veut l’aider, en a besoin pour supporter le choc. Elle ne pourra pas rester là, les bras croisés. Seule, inutile. Elle empoigne le téléphone, compose le numéro du portable. Bien sûr, elle tombe sur le répondeur. Bonjour, vous êtes bien en communication avec le portable de Maître Davin. Je ne suis pas disponible pour l’instant, mais je me ferai un plaisir de vous rappeler si vous me laissez un message. Merci et à très bientôt. Cette voix si douce, si chaude. Qui lui manque si cruellement… Encore quelques secondes puis un bip atroce.
— François, c’est encore moi… Je t’en prie, rappelle-moi ! Je sais pour… pour les résultats du scanner et ton rendez-vous à l’hôpital… Alors je t’en prie, rappelle-moi, mon amour ! Je t’aime. Et je suis morte d’inquiétude pour toi. Je t’embrasse.
Elle raccroche, se sert un autre verre. Elle qui ne boit jamais…
Je n’aurais peut-être pas dû prononcer le mot morte dans mon message. Quelle conne !
On croit toujours que ce genre d’horreur n’arrive qu’aux autres. Qu’on est à l’abri.
On se trompe.
Mais il y a forcément une solution, François ne peut pas mourir ! Il est en pleine forme, dans la force de l’âge. Ils iront voir un autre toubib, des tas de toubibs, jusqu’à trouver le bon. Ils se battront, ensemble. Dès qu’il reviendra. Dès qu’il retrouvera le chemin de la maison, de la raison.
Florence ingurgite son alcool, repose le verre sur la table basse en pierre de lave. Finalement, cette maison est froide, impersonnelle. Elle ne s’en était jamais aperçue. Avec ces murs blancs, ces sculptures, ces tableaux, ces meubles anciens. Ce marbre gris sur le sol. Trop bien rangée, trop impeccable. Trop grande aussi. Et si silencieuse… Elle n’a pas d’âme. Ou alors, elle n’en a plus.
Le téléphone sonne, elle se jette sur le combiné.
— François ?
— Non, c’est moi.
Camille Béranger. La Reine Mère, comme l’appelle François.
— Bonsoir maman.
— Alors, tu as du nouveau ?
Malheureusement, oui. Mais François n’aimerait pas qu’elle le révèle.
— Pas vraiment, non.
— Qu’entends-tu par là ?
— Eh bien, les gendarmes ont pu retrouver sa trace à Lyon et…
— Lyon ?
— Oui… Apparemment, il est parti.
— Avec une autre femme ?
— Non, maman… Écoute, je crois que François avait besoin de prendre un peu de recul.
— Du recul par rapport à quoi ?
Florence soupire.
— Je n’en sais pas plus pour le moment, tranche-t-elle. Mais il est en vie et va bien… Pour le reste, j’attends qu’il se manifeste.
— Je ne comprends rien ! Je t’ai toujours dit que cet homme n’était pas fiable…
— Il faut que je te laisse, coupe Florence d’une voix cinglante. Si j’apprends quelque chose, je te rappelle. Vaut mieux que la ligne reste libre.
Elle raccroche violemment et contemple son verre vide d’un air hagard. Elle n’a même pas envie de se saouler. De toute manière, le whisky importé directement d’Écosse n’a plus de goût. Plus rien n’a de goût. Parce que François n’est pas là.
Parce que bientôt, il ne sera plus là.
Après avoir déchiqueté les rails de sécurité, l’énorme poids lourd s’est couché sur le flanc avant de s’échouer au milieu de l’autoroute, telle une gigantesque baleine sur une plage. Deux voitures encastrées dans sa remorque ressemblent désormais à des compressions de César.
— Ils ont dû morfler, murmure Paul en écarquillant les yeux.
La BMW avance au pas, coincée depuis deux heures dans un gigantesque bouchon. Enfin, ses deux passagers comprennent la raison de cet embouteillage record entre Marseille et Toulon. Un carambolage comme ceux que l’on voit à la télé. Sauf que là, les images sont réelles. Cruelles. Les secours s’activent toujours pour désincarcérer le conducteur d’une Peugeot, inconscient au volant de son véhicule ratatiné. Prison de tôle déformée qui refuse de desserrer ses mâchoires. La police a réussi à dégager une voie où les automobilistes passent chacun leur tour, le regard braqué vers le drame. Curiosité face à la mort, face au sang. Fascination morbide.
François, lui, ne tournera pas la tête.
Paul non plus, d’ailleurs.
Enfin, la BMW s’élance sur la voie de gauche, heureuse de reprendre de la vitesse, de pouvoir refroidir ses entrailles métalliques. Le jour décline déjà, Davin sent son mal de tête revenir en douce, au fur et à mesure que le soleil abandonne la partie.
— Je crois qu’on n’arrivera pas à Nice ce soir, annonce-t-il. On s’arrêtera à Toulon.
— Comme vous voulez.
Ils n’ont guère parlé depuis leur départ de Marseille. Maintenant qu’ils ont semé les tueurs, François pense à nouveau à lui. À ce monstre qui lui grignote consciencieusement la tête.