Il entend à nouveau l’horloge, l’ignoble tic-tac.
Je vais mourir.
L’oubli aura été de courte durée.
Pourtant, au milieu de cette obsession, émergent d’autres questions.
Est-ce que Paul me dit la vérité sur ces hommes ? A-t-il vraiment été un témoin gênant ou fait-il partie lui aussi de cette bande de malfrats ?
Ce garçon sait mentir, c’est évident. Mais il est en danger, donnant ainsi à François un bon prétexte de fuite en avant. Il ne peut revenir sur ses pas, il doit d’abord aider cet inconnu en détresse.
Toulon, enfin. François s’engage sur un large boulevard, sans trop savoir où il va.
— Vous connaissez cette ville ? espère-t-il.
— Un peu… J’ai bossé ici.
— Bossé ?
— Oui, un job d’été, quoi. Mais c’était il y a longtemps.
Une forêt d’immeubles à gauche, puis la prison. À droite, l’arsenal et la préfecture maritime… Ils arrivent rapidement sur le port. De temps en temps, un bout de mer, quelques mâts de bateaux qui se devinent entre les murailles de béton.
— J’ai faim, marmonne soudain Paul. On pourrait peut-être s’arrêter dans un resto.
Davin soupire. Pire qu’un gosse… Mais c’est un gosse ! Qui, sans doute, a grandi trop vite.
— Je voudrais d’abord trouver un hôtel. Pour la bouffe, on verra plus tard.
En roulant un peu au hasard, ils atterrissent dans un quartier plus touristique, juste en face de la mer. Après tout, c’est bien la Méditerranée que François est venu admirer en prenant la direction du sud… Il laisse la voiture sur un grand parking, près des plages, et les deux hommes marchent jusqu’à un hôtel cossu qui domine la corniche. Cette fois, il y a la possibilité de prendre deux chambres mais, à la grande surprise de Davin, Paul refuse catégoriquement. Inutile de payer pour deux piaules, du moment qu’il y a deux lits bien sûr. Qu’on nous prenne pas pour des tarlouses ! ajoute-t-il en riant. Après avoir déposé leurs affaires, il y en a si peu, ils redescendent à la recherche d’un restaurant. Des petits snacks, sortes de paillotes en dur qui plairaient bien à Paul, s’alignent sur le front de mer. Mais François opte pour un établissement plus chic. C’est lui qui paye, son invité ne se permet donc aucun commentaire. De toute façon, ce gamin semble à l’aise partout. Dans la misère comme dans les beaux endroits… Malgré la fraîcheur du soir, ils se calent en terrasse, juste au-dessus de la plage ; un petit vent leur apporte des nouvelles du large, effluves d’iode et d’embruns. En définitive, cette ville possède aussi de jolis coins.
Paul hésite longtemps devant la carte. Il n’aime pas spécialement les fruits de mer ; or le restaurant ne propose quasiment que ça. Lorsque le serveur se pointe, François commande deux whiskies en apéritif sans se soucier de savoir si son convive apprécie cet alcool. Il allume une clope, lève son verre. Paul le considère avec étonnement puis lui sourit.
— À quoi on trinque ?
— À ce que vous voudrez, répond l’avocat.
— Bon ben… à votre santé, alors !
Évidemment. Il ne peut pas savoir… Les verres s’entrechoquent, Paul continue de sourire. Il a l’air serein malgré la mésaventure du jour.
— C’est bien de vous avoir trouvé sur ma route, dit-il en lui piquant une Royale. Je peux ?
— Je vous en prie.
— Un jour, je vous rembourserai, affirme-t-il. Les restos, les hôtels, tout ça… Faudra juste que vous me laissiez une adresse où vous envoyer le fric.
— Et comment allez-vous faire ? ironise François d’un ton un peu hautain.
— Je serai bientôt bourré de tunes, moi aussi !
— Vraiment ?
— Ouais, j’ai un bon plan qui m’attend à Marseille.
— Il y a surtout des tueurs qui vous attendent à Marseille !
— Ils finiront par m’oublier.
— Ça dépend. Pourquoi vous cherchent-ils ?
— Je vous l’ai dit : j’ai découvert leurs trafics alors ils ont peur que je balance.
— Pourtant, c’est pas votre genre !
— Ouais, mais peuvent pas savoir.
— Cependant, ils ont l’air de bien vous connaître. Ils savaient précisément où vous trouver à Marseille.
Paul ne répond pas immédiatement. Le temps de confectionner un beau mensonge, suppose François.
— J’ai dû leur raconter que j’avais un pote là-bas…
— Ils connaissaient même son adresse ?
— Juste son nom, mais ça suffit pour trouver où il crèche !
Soudain, il pâlit un peu, sa bouche se crispe. Comme s’il venait d’avaler un truc amer.
— J’espère qu’ils ne lui ont pas mis la tronche au carré ! Ou pire…
— Si c’est après vous qu’ils en ont, je ne vois pas pourquoi ils lui auraient fait le moindre mal… Et puis si c’était le cas, ils vous auraient attendu en haut, chez lui. Ainsi, ils étaient sûrs de vous coincer.
La pertinence du raisonnement permet à Paul de se détendre.
— On pourrait se tutoyer, propose-t-il.
Il est en train de siroter son apéro, le coude sur la table. Ce simple détail incommode François.
— Vous m’avez déjà tutoyé, tout à l’heure… Lorsque vous avez vu les trafiquants.
— Mais là, c’était dans le feu de l’action… Alors, on se dit « tu » ?
— Si vous voulez.
Une serveuse arrive, lance un chaleureux bonsoir, adresse un sourire appuyé à François. Après leur avoir souhaité bon appétit, elle s’éclipse et Paul fixe son chauffeur avec un sourire puéril.
— Eh ! T’as vu ? chuchote-t-il.
Davin a encore du mal à accepter ce tutoiement qui le fait presque sursauter, cette marque de familiarité un peu déplacée.
— Quoi donc ?
— La serveuse. Elle t’a bouffé des yeux !
— Je n’ai pas remarqué, prétend François.
— Pourtant, elle a insisté ! Tu dois emballer facile, non ?
— Je n’ai pas pour habitude d’emballer, précise François d’un ton cinglant.
— Oh, pardon ! Je ne voulais pas te choquer, Maître Davin !
Il éclate de rire. Un rire puissant, généreux. François se sent d’abord un peu vexé. Mais finalement, ce rire lui fait du bien. Ce rire, c’est la vie. Celle qui s’en va doucement de son âme en perdition…
Ils s’attaquent au contenu de leurs assiettes, Paul admirant au passage la dextérité de Davin qui maîtrise à la perfection l’art de décortiquer le poisson avec une fourchette et un couteau. Sans jamais mettre les doigts. Incroyable.
— Vous avez quel âge, Paul ?
— Tu as quel âge !
— Ah oui… Tu as quel âge, Paul ?
— Bientôt vingt.
Encore plus jeune qu’il ne l’aurait cru ! Il pourrait presque être son fils. Non, il pourrait être son fils… Ce fils qu’il n’a pas eu. Trop occupé à s’occuper de lui.
— Et toi ?
— Quarante-sept.
Presque quarante-huit, mais François ne le précise pas, lui.
— T’es plus vieux que mon père.
— Quel tact !
— Désolé, je voulais pas te vexer… On a l’âge qu’on a, de toute façon.
C’est certain. Et puis maintenant, l’âge n’a plus d’importance. Au moins, François ne se verra pas vieillir. Une grande angoisse qui l’a poursuivi ces dix dernières années. Vieillir, devenir impotent, dépendant, inutile… Improductif. Incontinent. Impuissant. Tous ces préjugés-clichés liés à l’âge, matraqués par la société de consommation, histoire de fourguer camelotes en tous genres, de la crème antirides à la convention obsèques.