Obsession qui aujourd’hui lui semble tellement dérisoire.
— De toute façon, tu fais pas vieux du tout. J’aimerais bien être comme toi à ton âge !
C’est sans doute un grand compliment. À la manière Paul.
Un long silence vient ponctuer leur conversation déjà clairsemée. François a commandé un cassis blanc pour accompagner le repas. Il en est à son quatrième verre et en demande une autre bouteille.
— Pourquoi t’es là ? demande soudain Paul.
Cette question, François l’attend depuis longtemps. Surpris qu’elle ne soit pas tombée plus tôt.
— Je te l’ai dit, j’avais besoin de me retrouver un peu seul, loin de mon boulot et de ma vie.
— Tu t’es disputé avec ta gonzesse ?
— Non.
— Et tu l’appelles même pas ?
Le cœur de François se contracte. L’appeler, il y songe constamment. Mais se sent incapable de lui parler.
— Remarque, ça ne me regarde pas, conclut Paul. Elle sait où t’es ?
François répond d’un signe négatif de la tête, s’offre un cinquième verre de vin. Alors que déjà, le bruit des vagues résonne bizarrement dans sa tête.
— Tu l’aimes plus, c’est ça ?
— Non, c’est pas ça.
— T’as pas envie de me dire ?
— Il n’y a pas grand-chose à dire… J’ai vécu quelque chose de difficile récemment et j’avais besoin de cette coupure.
Paul regarde la mer qui danse doucement dans les ténèbres, se demandant ce que son compagnon de route essaie de lui cacher.
— T’as des enfants ?
— Non, soupire François.
Heureusement, non. Ça serait tellement plus dur avec des enfants. Mais en même temps, il prend conscience en cet instant de sa terrible solitude. Il ne laissera rien derrière lui.
Le vide.
Personne ne portera son nom, ses gènes. Personne ne lui tiendra la main sur son lit de mort, en l’appelant papa… D’un seul coup, une épée lui transperce le cœur.
Son père, lui, avait un fils. Un fils qui n’a même pas été capable de lui tenir la main.
Non, je n’étais même pas là au moment où…
La honte, les regrets, les remords. Confinés au fond de lui depuis des années et qui, soudain, ressurgissent pour le frapper en pleine tête.
Il se ressert encore un verre de vin.
— Tu vas finir bourré ! prévient Paul en riant.
— Tu me porteras jusqu’à la chambre…
— Je suis pas assez costaud. Mais la serveuse, je suis sûr qu’elle se fera un plaisir de s’occuper de toi… Elle te cajolera toute la nuit si tu veux !
La deuxième bouteille est vide, Paul n’y a pas beaucoup touché. Davin peine à se remémorer le code de sa MasterCard. Son invité voudrait bien l’aider mais n’ose pas lui souffler la série de quatre chiffres.
François se lève. Ça tangue. Fort. Avis d’ouragan sur la Méditerranée. Il ferme les yeux, tente de se contrôler.
— Tu vois, t’as trop bu.
— Gueule encore plus fort, que tout le monde t’entende !
Gueule ? Voilà un mot qui n’a pas sa place dans le vocabulaire de François ! pense le jeune homme.
— On peut marcher un peu sur la plage avant d’aller se pieuter, propose-t-il. Ça te fera du bien. L’air frais, y a pas mieux pour dessaouler.
François parvient encore à marcher, mais il lui semble que le sable court sous ses pieds.
— Assieds-toi, ordonne Paul.
Il le pousse sur un muret, s’accroupit devant lui.
— Mais qu’est-ce que tu fous ? grogne Davin.
— Je t’enlève tes godasses, comme ça, tu pourras marcher dans l’eau. Ça va te faire de l’effet, tu vas voir. Radical !
Il accroche les deux chaussures par leurs lacets, les suspend autour du cou de François qui continue de râler.
— Je vais avoir plein de sable sur mon pull…
— On s’en fout ! T’es pas au bureau, mon vieux !
Mon vieux ? S’il en avait la force, Davin lui collerait volontiers une mandale. De quel droit se permet-il ?… Paul lui retrousse même le bas de son jean puis fait la même chose avec son pantalon treillis. S’occupant de lui comme le ferait une épouse dévouée. Ou un fils, peut-être. Ça, il ne peut pas savoir.
— Allez, debout, maintenant !
— J’ai mal au cœur…
— Justement, ça va te faire du bien. Allez, viens !
Il remet François sur ses pieds avec la force d’un palan, puis le pousse jusqu’à l’eau.
— Houa ! Elle est gelée !
— J’ai mal au cœur…
— Ça va passer. C’est cool, un bain de minuit !
— J’ai mal au cœur.
François titube de plus belle, malgré l’électrochoc.
— Je vais me casser la gueule, putain…
— T’inquiète, je te laisserai pas te noyer.
Finalement, Paul prend ses précautions. Il décide de tenir François par le bras. Car s’il tombe, il ne se relèvera plus. Et il n’a pas envie de le porter jusqu’à l’hôtel.
— Lâche-moi, marmonne Davin. Tu te prends pour ma mère ou quoi ?
— Marche et ferme-la.
Le gamin rigole toujours. Il semble bien s’amuser. François accomplit des efforts surhumains pour rester sur ses deux jambes. Puis il essaie de se justifier dans un sursaut de dignité.
— Je ne comprends pas… ça doit être ces médicaments.
— Sans doute ! s’esclaffe Paul. C’est pas du tout le whisky ni les deux bouteilles de pinard !
Ils continuent d’avancer, direction l’hôtel, de l’eau jusqu’aux genoux. La poigne vaillante de Paul toujours clouée sur le bras de François.
— Ça va mieux ?
— Un peu. C’est vrai que ça fait du bien ! Mais j’suis mal…
Les plages sont désertes, les snacks ont fermé leurs portes. Il fait frais, on est en semaine. Il n’y a plus personne.
— On devrait rentrer, dit François.
— C’est ce qu’on est en train de faire, rappelle Paul. Encore un petit effort. Quand on sera au bout, on quitte la plage, on traverse le parking et on se remet sur la route… Ensuite, tu retrouves ton pieu.
Ils marchent toujours, pieds nus dans une eau sans lune. Couple insolite, formé par l’errance, la douleur. À la faible lueur des quelques lampadaires dont le halo de clarté se reflète en ricochet jusqu’au large.
Soudain, Paul aperçoit quelques personnes sur la plage. Il ne peut distinguer ni leur nombre, ni leur âge ; il les entend juste rire. Ils sont peut-être dans le même état que François… Ou pire.
Ils passent à proximité des jeunes affalés sur le sable. Cinq mecs, trois nanas. Qui carburent à la bière ; à autre chose aussi, sans doute. Bien sûr, ils ne manquent pas de remarquer ce drôle d’équipage à l’équilibre douteux.
— Eh ! C’est quoi ça ? lance l’un d’eux. C’est pas une plage de pédés, ici !
François s’immobilise, s’efforçant de fixer les malotrus dans la pénombre. Sentant arriver les problèmes, Paul essaye de l’entraîner plus loin.
— P’tit connard ! défie l’avocat.
— Arrête ! supplie Paul. Les écoute pas, amène-toi !
Mais Davin n’est pas décidé. Il veut en découdre avec la faune nocturne qui peuple cette plage. Il a soudain rajeuni de trente ans.
Un des adolescents s’approche.
— Qu’est-ce t’as dit, toi ? Qu’est-ce t’as dit ? Vas-y répète !