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Alors, empruntant au hasard les petites routes de traverse, ils ont atterri la veille au soir au cœur d’un village perdu dans la montagne. Saint-Martin-Vésubie, son architecture bordélique à l’italienne, ses ruelles fraîches, étroites. Ils ont posé leurs valises dans un gîte où ils occupent un appartement avec une chambre. Et deux lits.

François dort encore, tandis que Paul s’étire en gémissant de plaisir. Il écarte légèrement les rideaux et admire la vue sur le sommet d’en face, majestueux, divinement ciselé par un soleil naissant. Il doit faire froid, la BMW est recouverte d’une fine plaque de givre. Il demeure longtemps face à ce paysage, le plus beau qu’il ait vu depuis longtemps. Pas de béton, pas de bruit.

Pas de danger.

Un ciel à l’incroyable pureté et, au loin, un minuscule hameau suspendu à la falaise comme par miracle. Ce panorama, ça lui rappelle un peu… Non, il ne veut pas s’en souvenir. C’est si loin. Si dur… Il quitte la chambre.

François s’éveille à son tour ; il sent immédiatement que la journée sera difficile. Mal à la tête, déjà. Douleur diffuse, pas encore très nette, mais qui promet de prendre ses aises.

Une agréable odeur de café inonde l’appartement. Dans la cuisine, Paul s’affaire à la préparation du petit déjeuner.

— Salut ! Bien dormi ?

— Oui, répond Davin.

— J’ai acheté du pain à la boulangerie du bled… T’as faim ?

François réalise que oui, il a faim. Pour la première fois depuis de si longs jours. Peut-être est-ce l’altitude qui a décoincé son estomac.

— Ouais, j’ai les crocs !

Pain grillé, confiture, beurre. Rien ne manque. Le Petit a fait les courses. Il progresse.

— Avec quel argent, t’as payé tout ça ? s’étonne François.

— Avec mes fameux deux cents francs !

— Fallait prendre dans mon portefeuille.

— T’inquiète…

Ils s’assoient face à face, comme un vieux couple.

— Tu veux qu’on reparte ? demande Paul.

— J’aimerais me poser un peu. On est bien ici, non ?

— Ça me va… Quelques jours. Ensuite, je redescendrai vers Marseille. Ils ont dû abandonner, maintenant.

— Reste prudent.

— T’en fais pas… Tu veux visiter le coin ?

— Pourquoi pas. Personne nous attend, on est libres.

— C’est vrai, personne pour nous emmerder !

Personne sauf la migraine.

Au moment de sortir, François doit renoncer. La douleur cogne dans son crâne et, malgré les comprimés avalés à la va-vite, elle devient insupportable.

— T’as qu’à aller te balader seul, murmure-t-il en se recouchant. Je vais essayer de dormir.

— Tu veux que j’appelle un toubib ?

— Pas la peine… Faut juste attendre que les cachets agissent.

Paul considère le malade avec compassion ; puis il s’éclipse sur la pointe des pieds après avoir récupéré les clefs et les papiers de la BMW.

* * *

François émerge du coma en début d’après-midi. Une matinée horrible, passée entre la chambre et les toilettes. Suivie de quelques heures de sommeil. Enfin, son mal a rendu les armes, momentanément anesthésié par les doses massives de calmants. Paul n’est pas encore rentré ; François reste un moment seul, assis dans la cuisine.

Soudain, il a envie d’appeler Florence. Une envie irrépressible.

Il descend à l’accueil, tombe sur Mme Arlanc, Cerise de son prénom. La patronne du gîte, une femme charmante. Ils échangent quelques banalités, puis François s’isole dans la cabine téléphonique, près de la salle de restaurant. En composant le numéro, ses doigts tremblent. Va-t-il trouver la force de lui expliquer ? Trouver les mots pour qu’elle comprenne ? Il hésite, va pour renoncer. Mais Flo le prend de vitesse, décrochant dès la première sonnerie, comme si elle avait le téléphone posé sur ses genoux.

— Allô ?

François serre le combiné dans sa main, son cœur s’enraye. Cette voix qui lui manque tant. Qu’il entend jusque dans ses rêves.

— Allô ?

L’émotion l’étrangle, le bâillonne.

— C’est toi, François ? C’est toi, mon amour ?

Il ferme les yeux.

— Oui, c’est moi.

— Mon Dieu ! Enfin… J’ai attendu ce moment si longtemps !

— Je sais… Pardonne-moi.

— Où es-tu ? Comment vas-tu ?

— Ça va… Ça va, je t’assure.

Elle aussi cesse de parler. Se croyant maladroite.

— Tu as eu mes messages ? demande-t-elle enfin.

— Non. Mon portable n’a plus de batterie et je n’ai pas mon chargeur.

— Je… Je sais pour… pour ce que t’a annoncé le médecin de l’hôpital… Il faut que tu reviennes, François. Il faut que tu te fasses soigner !

— Je sais pas. Je crois qu’il n’y a plus rien à faire, Flo.

— C’est faux, ce toubib s’est planté ! Il existe certainement des traitements !

— Florence, je… Je ne veux pas passer le temps qu’il me reste dans une chambre d’hôpital.

— Mais…

— Je ne veux pas mourir comme ça, tu comprends ? Je ne veux pas mourir comme lui. Comme mon père.

— Mais tu ne vas pas mourir !

— Si, Florence. Je le sais, je le sens. On ne peut plus rien faire.

Il écoute ses sanglots, impuissant et révolté. Puis Florence se reprend.

— Tu te trompes, parvient-elle à articuler. Tu dois consulter quelqu’un d’autre, tu dois tout tenter ! Tu ne peux pas baisser les bras aussi vite…

— On verra, répond-il pour la rassurer. Peut-être… Je dois réfléchir.

— Où es-tu ? Je te rejoins !

— Non, je ne veux pas que tu viennes.

Elle reste aphone une seconde.

— Je ne comprends rien, avoue-t-elle avec désespoir.

— Il… Il faut que tu m’oublies, maintenant. Il ne faut plus que tu me voies…

Les mots qu’il vient de prononcer lui font mal. Pourquoi balancer de telles horreurs ? C’est sorti tout seul, presque malgré lui.

— T’oublier ? François, ne dis pas n’importe quoi ! Tu vas m’expliquer où tu es, je vais venir te chercher !

— Non, j’ai besoin d’être seul. Je t’en prie…

Elle prend quelques instants pour réfléchir. Pour infléchir sa volonté.

— Explique-moi au moins où tu te trouves, essaye-t-elle d’une voix douce. Je ne viendrai pas sans ton accord, je te le promets. Juste pour que je sache.

— Un village, dans le Sud. Saint-Martin-Vésubie, au-dessus de Nice.

— Tu es descendu dans un hôtel ? Donne-moi ton numéro, que je puisse t’appeler pour avoir de tes nouvelles.

Comme il ne répond pas, elle insiste.

— S’il te plaît, François… Permets-moi au moins de t’appeler !

— C’est moi qui t’appellerai, assure-t-il.

— François, je t’en prie !

— Je suis dans un gîte… J’ai loué un appartement.

— Tu es seul ?

Bizarre qu’elle pose cette question. A-t-elle peur qu’il soit avec une autre femme ? Comme s’il avait la tête à ça !

— J’ai pris un jeune type en stop… Il est avec moi.

— Un auto-stoppeur ? répète Florence d’un ton sidéré.

— Il est sympa, il me tient compagnie.

Il vient de la blesser. Durement. Elle riposte.

— Tu préfères que ce soit lui qui te tienne compagnie ? Et moi alors ? Tu penses à moi ?

— Flo, je t’en prie… Ne complique pas les choses.

— D’accord, murmure-t-elle à contrecœur. Tu ne veux vraiment pas me donner le numéro ?