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François soupire.

— Deux cent vingt multiplié par deux, ça fait quatre cent quarante, pas cinq cents.

— Les petits déjeuners sont comptés, même si vous descendez pas les prendre. La nuit avec petit déjeuner, c’est deux cent cinquante francs. C’est affiché…

— … derrière la porte, je sais !

Avant, Davin aurait refusé de se laisser arnaquer de la sorte. Aujourd’hui, il est trop fatigué pour protester. De toute façon, quelle importance, maintenant ? Il règle avec sa carte bleue et s’en va sans ajouter un mot.

Dehors, le soleil inonde la cité. Une belle journée de septembre. Pour les autres.

Pour moi, il n’y aura plus jamais de belle journée.

Après avoir laissé sa voiture dans un parking du centre-ville, François se met en quête d’une banque où retirer du liquide. Dans la première boutique de vêtements, il achète sans les essayer deux jeans, des polos, des tee-shirts, deux pull-overs, le sac de sport qui va avec. Une rue plus loin, il choisit une paire de baskets.

Il veut être à l’aise, il sera presque méconnaissable.

Il lui faut aussi un nécessaire de toilette, puisqu’il est parti sans rien. Et des lunettes noires, parce que ce putain de soleil lui ronge les yeux.

Encombré de ses courses, il fait une halte dans une pharmacie. Cachets blancs pour l’aider à supporter. Cachets bleus pour l’aider à oublier.

Encore un arrêt au débit de tabac avant de regagner le parking. Avant de quitter cette ville sans intérêt.

Pour aller où ?

Il songe un instant retourner chez lui, à Lille. Flo rentrera ce soir de Zurich.

Florence qui doit être morte d’inquiétude. Son téléphone portable déchargé, il n’a plus aucun lien avec sa vie. Flo, ses associés, sa secrétaire. Ils le cherchent sans doute partout. Ils devraient commencer à fouiller du côté des cimetières…

Oui, il pourrait rentrer chez lui. Que la mort frappe ici ou ailleurs, quelle importance ?

Mais pour le moment, il obéit à son instinct comme à une boussole tyrannique.

Son instinct qui lui dicte de s’éloigner. De prendre de la distance.

De fuir.

Alors, il s’aventure sur la route, sans but précis. Une fugue, une course contre la montre. Droit devant, sans marquer d’arrêt. Enchaîner les kilomètres.

L’autoroute, deux heures durant. La BMW roule vite, monopolisant la voie de gauche.

Vers seize heures, François s’accorde une pause sur une aire de repos. Une cafétéria presque déserte où il commande un café, installé à une petite table plaquée contre une baie vitrée, sale. Il allume une Royale, laisse son regard suivre les voitures collées à la bande d’asphalte. Eux savent où ils vont, sans doute.

Et dire que la veille, il était encore un avocat renommé.

Cet après-midi, il ne sait plus qui il est.

Un type paumé sur une aire d’autoroute sordide, quelque part entre Paris et Lyon. Un condamné à la peine capitale en sursis.

Dans le couloir de la mort.

Il reste là, sans réaction, pendant de longues minutes. Une heure peut-être… Il ne compte plus. Ni les minutes, ni les heures.

Ni sur personne.

Brusquement, sa vue se trouble. Il peine à distinguer les véhicules foulant le bitume. Premières larmes depuis… l’adolescence, sans doute. L’épaule contre la vitre, le visage entre ses mains, il laisse venir. Mais pas grand-chose. À peine quelques sanglots mort-nés.

— Ça va pas, m’sieur ?

Davin relève la tête. La serveuse, plantée devant lui. La quarantaine un peu vulgaire ; mais un visage franc, des étincelles de gentillesse plein les yeux. François ne parvient pas à répondre à ce regard secourable, la gorge encore nouée. Alors, la femme s’assoit en face de lui. Elle n’a pas d’autre client à servir, se sent peut-être l’âme charitable aujourd’hui. François s’éclaircit la voix, retrouve enfin la parole.

— C’est rien, murmure-t-il.

— Je vous crois pas ! Vous voulez un autre café ? C’est pour moi.

Il refuse d’un signe de tête, s’allume une nouvelle clope.

— Je peux vous aider ? insiste la serveuse.

Il parvient à lui sourire. Un rictus nerveux, tout au plus.

— Non, vous ne pouvez pas. Personne ne peut, d’ailleurs…

— Chagrin d’amour ?

Pourquoi s’acharne-t-elle ainsi ?

— Non.

— Vous avez perdu quelqu’un ?

— Oui… moi.

C’est sorti tout seul.

Elle le considère avec étonnement.

— Vous êtes sûr que je peux pas vous aider ?

— Peut-être… Qu’est-ce que vous feriez si… Si vous saviez que vous allez mourir bientôt ? S’il ne vous restait que peu de temps à vivre ?

Elle ne semble pas déstabilisée par la question pourtant brutale. Elle s’accorde un temps de réflexion.

— Je crois que je partirais découvrir ce que je ne connais pas, dit-elle finalement. Je ferais le tour du monde.

— Le tour du monde ?

— Ouais, je crois que c’est ce que je ferais. Enfin, si j’avais le fric ! Ou bien…

— Ou bien ?

— Je profiterais des gens que j’aime. Mes enfants, mes parents, mes amis.

François pose la monnaie sur la table, laissant un généreux pourboire.

— Merci de votre aide.

* * *

Lyon, la nuit.

Pluie fine, mordante.

François ne connaît guère cette immense cité. Il lui faut juste dénicher un hôtel. Ils ne doivent pas manquer dans cette mégapole.

Il se souvient d’être descendu dans un très bon établissement, deux ans auparavant, à l’occasion d’un déplacement professionnel. Mais il ne se rappelle plus très bien l’endroit, seulement que c’était proche du palais de justice.

Tout juste vingt heures, le jingle des infos du soir résonne dans l’habitacle feutré de la BMW.

Tremblement de terre dans un pays où il n’a jamais mis les pieds, attentats meurtriers au Moyen-Orient, assassinat d’une journaliste italienne et de son cameraman en Afrique…

Des morts, partout. Tout le temps.

Moi aussi, je vais mourir. Bientôt, je serai mort… Bientôt, je ne serai plus.

Tic-tac. Abominable horloge lovée dans son cerveau.

Le seul avantage, c’est que je n’aurai plus peur.

Tic-tac. Implacable compte à rebours.

Il pourrait se boucher les oreilles, ça ne changerait rien.

Finalement, passer une nuit à Lyon ne lui dit pas grand-chose. De toute manière, là ou ailleurs… Il décide en définitive de quitter cette ville. Il s’arrêtera plus loin, dans un petit village, un coin plus intime.

Tandis que l’averse redouble d’intensité, il s’engage sur une voie rapide, monte le son de l’autoradio.

Pour remplir le silence. Pour ne plus entendre sa propre voix qui hurle.

Je vais mourir.

Ne plus entendre…

Tic-tac.

Sur la voie de droite, il roule plutôt lentement. Fatigué par ces heures au volant, par cette cavale.

Avaler les kilomètres pour s’éloigner de la mort ? Son ennemi aura vite fait de le rattraper et de le tuer, même au bout du monde.

Il pense à Florence, sans doute rongée par l’inquiétude. Il pense à ses amis… Tous doivent le chercher. Mais non, il ne veut pas leur parler. Il n’a pas les mots.

Trois suffiraient.

Je vais mourir.