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Les mains de François se sont crispées sur le rebord du sofa.

— Je comprends, répond soudain Paul. Après tout, c’est toi qui décides… Mais pourquoi tu t’es barré de chez toi ?

— Je sais pas trop… Je ne savais pas comment annoncer ça à Florence.

— C’est ta femme ?

— Oui… J’avais peur de sa réaction, je crois. Et puis, elle va forcément essayer de me faire changer d’avis… Tout le monde va essayer de me convaincre ! Tout le monde va me dire d’aller à l’hosto, de suivre les traitements… J’ai peur de flancher, peur de les écouter. Peur d’être trop faible pour m’y opposer.

— Et ta mère ?

— Quoi, ma mère ?

— Tu l’as appelée, au moins ?

— Elle est morte. Un infarctus… Même pas un an après mon père.

— Je suis désolé.

— Elle n’a pas supporté la mort de papa, je crois… Ça lui a brisé le cœur, sans doute.

Ils laissent la nuit envahir l’appartement dans un silence pesant. François tend le bras, allume une lampe. Il regarde Paul avec une sorte de tendresse.

— Si tu veux partir, tu peux. Tu serais peut-être mieux sans moi.

— Je suis bien avec toi, rétorque Paul avec un drôle de sourire.

— Tu sais, si je me suis éloigné de chez moi, c’est aussi pour éviter de voir la pitié dans les yeux des gens qui me sont proches… Alors je ne veux pas de ta pitié non plus.

— C’est pas de la pitié, explique calmement le jeune homme. Tu m’as porté chance, tu sais… À Lyon, j’avais déjà les frères Pelizzari au cul quand tu m’as pris en stop.

— Les frères Pelizzari ?

— Les mecs à la Mercedes… Et à Marseille, c’est encore toi qui m’as sauvé. Tu sais, si je reste avec toi, c’est pas de la pitié. En fait, je ne sais pas trop ce que c’est, la pitié. Je suis bien, avec toi, c’est tout. Et ta tumeur au cerveau n’y change rien.

Encore un long silence.

— C’est qui, cette fille ? demande soudain François.

— Quelle fille ?

— Celle qui nous a invités…

— C’est une nana qui vit ici. Elle est monitrice de ski. Mignonne, sympa… Très cool !

— On y va ?

Paul le considère avec étonnement.

— T’as vraiment envie ?

François lui répond par un sourire carnassier. Un de ces sourires ravageurs dont il a le secret.

— T’es pas trop fatigué ? s’inquiète le gamin.

— Non, ça va aller.

— T’es sûr ? Tu devrais te reposer, je crois.

— J’ai besoin de prendre l’air ! Besoin de voir des gens, de me détendre.

— Si tu le dis… Y aura des copines à elle, ce soir… Y aura plein de nanas ! exagère Paul en riant. Je vais descendre pour l’appeler, elle a proposé de venir nous chercher. Paraît que c’est compliqué de trouver sa baraque.

— Quelle tête j’ai ?

— Bien, comme d’hab. Mais je te préviens : la monitrice de ski est pour moi.

— À la guerre comme à la guerre, Petit ! lance François en se levant. Alors que le meilleur gagne…

Chapitre 9

Dans la pénombre, ce décor le surprend. Une chambre, celle d’une femme qu’il connaît à peine mais avec qui, pourtant, il a passé la nuit.

François la contemple, tandis qu’elle dort encore, se demandant soudain ce qui peut bien les unir à part quelques heures partagées. Quelques heures aussi agréables qu’inattendues.

D’elle, il ne sait presque rien, sinon son prénom. Il sait qu’elle s’appelle Claire, qu’elle est belle, drôle et touchante. Qu’elle lui a plu dès les premières secondes.

Le reste ne compte pas.

Son regard s’attarde sur sa peau veloutée, fine, précieuse, joliment marquée par les années. Il a envie de la réveiller…

Il songe alors à Florence ; c’est la première fois qu’il la trompe. Pourtant, aucun remords ne vient le tarauder.

L’amour même n’aurait-il plus d’importance ?

Assis contre la tête de lit capitonnée, il sourit tristement.

Non, bien sûr que non… Avec Claire, ce n’est pas de l’amour. Il n’a pas trompé Florence, puisqu’il n’aime pas cette inconnue.

L’amour, la fidélité. Ne pas tout mélanger, ne pas confondre.

Comme quoi, les choses peuvent devenir simples… Si simples.

Il attrape son paquet de cigarettes sur le chevet, en profite pour consulter le vieux réveil mécanique qui lui annonce six heures. Ses pensées s’envolent vers Paul, qui dort dans les bras d’une autre. Il y a encore quelques semaines, cette situation lui aurait semblé choquante. Ce matin, il la trouve délicieuse. En fin de compte, ce rendez-vous précipité avec la mort le libère de bien des carcans…

Il éteint sa clope, caresse doucement le dos, puis la nuque de Claire. Elle se réveille, bien sûr ; radieuse, tendre, sensuelle. Il la prend dans ses bras, embrasse ses épaules, son cou, son visage. Il oublie tout, ou presque.

Reste le tic-tac atroce de ce putain de réveil qu’il a envie de jeter par la fenêtre.

Je vais mourir.

Il aimerait que ce soit maintenant, à l’instant précis où un plaisir violent illumine son visage. Mais il y survit, son cœur reprend un rythme normal. Blotti contre cette étrangère, il essaye d’omettre qu’elle n’est qu’une rencontre fortuite, un instant dans sa vie.

Un sursis.

Je vais mourir.

Dévorer le peu de vie qu’il lui reste. Savourer chaque minute, chaque seconde. Ne rien perdre, ne rien abandonner à la mort.

* * *

Paul est le premier à rentrer au bercail. Il a faim, prépare du café et tout ce qui va avec pour rassasier son appétit démesuré. À peine s’est-il attablé que François apparaît, détendu, rayonnant. Ils échangent un regard complice, rien de plus. Le Petit a la délicatesse de ne pas relater ses exploits, sa leçon de ski un peu particulière. Les paroles sont superflues de toute façon, leurs yeux racontant tout, mieux que les mots. Ceux du gamin pétillent telles deux coupes de champagne… Ils sont devenus proches sans même avoir le temps de se connaître. Malgré toutes leurs différences, le fossé se comble, peu à peu.

— Tu veux aller te balader, aujourd’hui ? demande Paul. T’as pas mal à la tête ?

— Non, ça va… Où on va ?

— Aucune idée ! Mais je suis sûr qu’il y a des tas de choses à visiter dans le coin.

Il trempe sa tartine dans le café, François sourit. Ce matin, ce geste déplacé ne le heurte plus. Il l’amuse.

— Je vais me doucher, dit-il en se levant.

Il s’éclipse, laissant son jeune compère à son gargantuesque petit déjeuner.

Devant le miroir de la salle de bains, il s’éternise, s’observant de longues minutes. Étrange de rajeunir quand on va mourir. Étrange de se sentir libre quand on est condamné.

En définitive, ce n’est pas la mort qui enchaîne. C’est la vie.

Avec toutes ses contraintes absurdes, ces choses que l’on s’impose à soi-même ; ces barrières que l’on érige patiemment autour de soi. Par obligation, par peur, bêtise ou convenance. Par habitude ou par pudeur.

On participe à construire sa prison, dorée ou pas, barreau après barreau. Et même si on dispose des clefs, rester à l’intérieur pour y périr lentement…

François est en train de scier les barreaux, de briser les murs. Dommage que ce soit si tard.

Trop tard.

Il semblerait que l’approche de la mort rende lucide.

Il se déshabille, mordu instantanément par le froid.

Est-ce qu’on a froid quand on est mort ? Éternellement froid ?