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— Écoute, je voulais pas te mêler à tout ça, tu sais…

— N’empêche que ça s’est passé. Et que tu m’as menti, depuis le début.

— Je t’ai menti, c’est vrai. Pardon… Je crois que la patronne du gîte, c’est pas moi qui…

— Tout à l’heure, tu ne semblais sûr de rien, rappelle méchamment François.

Paul décide de faire amende honorable.

— Je comprends si tu me laisses tomber. T’as qu’à repartir sans moi, je vais me débrouiller. Je ne veux pas te causer d’autres problèmes.

François scrute le paysage triste qui les cerne de toutes parts. Ce matin, le brouillard refuse de se lever, la montagne demeure enserrée dans un manteau vaporeux et glacé. Il repense furtivement à Claire. Il aimerait bien sentir la chaleur de sa peau contre la sienne, en ce moment. Mais la seconde d’après, c’est Cerise qui apparaît devant ses yeux. Cerise morte presque à ses pieds. Alors qu’elle n’avait rien demandé à personne.

Et moi ? Je vais crever, aussi. Moi non plus, je n’ai rien demandé à personne !

Davin ferme les yeux, horrifié par ses propres pensées.

— Alors ? demande Paul. Tu décides quoi ?

François sursaute.

— Hein ?

Il tourne la tête de l’autre côté, serre ses mains frigorifiées sur le volant et met le contact.

— Prends ton sac et tire-toi.

* * *

François roule lentement, sur une départementale mélancolique. Sans destination, son périple redevient errance. Il s’arrête soudain sur le bas-côté, dans cet oppressant silence.

Jamais encore il ne s’était senti aussi seul, aussi perdu. Il pense à Paul, seul lui aussi. Il n’arrête pas de penser à lui, de toute façon.

Paul, abandonné sur le bord d’une route hostile, en proie à de redoutables chasseurs. Déjà tombé entre leurs griffes, peut-être. Non, ils n’ont pas pu le retrouver si vite ! Il y a tant de chemins qui serpentent dans cette vallée…

— Je pouvais pas agir autrement ! murmure-t-il.

Dans son regard, douleur et tristesse. Dans sa bouche, comme un goût âcre de trahison.

Mais quelle trahison ? Il ne doit rien à ce gamin paumé qui a croisé son destin par hasard. Car ils ne sont rien l’un pour l’autre.

Deux étrangers, c’est tout.

Alors, pourquoi ça fait si mal ?

Plus de sac à dos sur la banquette arrière, plus de voix qui chantonne à ses côtés.

Le vide, l’absence. La mort prochaine.

Et les yeux toujours ouverts de Cerise. Morte par erreur.

Soudain, Davin exécute un périlleux demi-tour sur cette bande étroite, puis la BMW s’élance furieusement sur le bitume humide. Les pneus se tordent dans les virages, au cœur de ces gorges qui ne connaissent pas le soleil. Doubler une petite fourgonnette, dépasser un touriste allemand égaré. Vais-je arriver à temps ?

Un retour en arrière irraisonné, l’esprit qui se vide, comme aspiré par le néant. Propulsé par une force inconnue, il ne peut s’en empêcher.

Il doit le rejoindre.

Même si c’est un délinquant, un trafiquant.

Un tueur.

En arrivant à l’endroit où il a laissé le Petit, François ne trouve qu’un cruel souvenir.

Bien sûr. Il ne l’a pas attendu ici, il s’est envolé.

Davin hésite un instant et part vers la droite. Une chance sur deux.

La pluie se met à tomber, légère et aérienne. Presque neigeuse.

François scrute désespérément les accotements, y espérant une silhouette familière. Des kilomètres d’un désert verdoyant, au rythme régulier des essuie-glaces. Jusqu’à ce qu’il débarque dans un petit village dont il ne relève même pas le nom. L’averse s’est calmée, les balais cessent leur danse infernale.

Je ne le retrouverai jamais, songe Davin en roulant au pas dans la rue principale. Pourtant, il a un drôle de pressentiment, une étrange sensation. Il se sent proche, tout proche de lui. Comme s’il pouvait deviner sa présence.

C’est alors que le miracle se produit ; il le voit sortir d’un café. Le col de son blouson remonté, les mains calées au fond de ses poches. La démarche souple, rapide. Son inséparable sac sur le dos, un autre à la main, qui contient les affaires achetées au centre commercial. C’est bien lui, c’est bien le Petit. Cette vision offre à François une joie inattendue, toute simple. Celle de le revoir.

Il m’a manqué, putain…

Il immobilise la BM, couve des yeux la forme qui s’éloigne.

Il va m’envoyer sur les roses. Sûr… Il ne va pas vouloir continuer la route avec moi.

Il hésite de longues secondes et Paul disparaît à l’angle de la rue.

Un coup de klaxon sort brutalement François de sa contemplation.

— Tu roupilles ou quoi ? beugle un homme en sortant la tête par la vitre de son Express.

François passe la première, repart droit devant. À la sortie du patelin, il aperçoit encore Paul qui marche le long de la chaussée, espérant sans doute une voiture.

Il pourrait accélérer mais ne le fait pas. C’est pourtant facile ; il suffit de le rattraper, de baisser la vitre et de lui dire de monter. Il suffit de lui expliquer que…

L’autochtone s’impatiente, double la BM mais s’arrête à hauteur de François. Pas pour l’insulter, non. Il se contente de le fixer. Un regard et un sourire effrayants… Un visage de serial killer en puissance. Ou à la retraite.

Davin perd son calme.

— Tu veux ma photo, pauvre con ?

L’autre passe enfin son chemin. François respire mieux, tout à coup. Il se concentre à nouveau sur Paul, sur ce qu’il va lui dire…

Paul qui avance toujours, s’évanouissant peu à peu dans la brume tenace. Mais François a encore le temps de voir l’Express s’arrêter à hauteur du jeune homme.

— Et merde !

Il observe, impuissant, son ami qui grimpe dans la guimbarde blanche. Trop tard, il est parti avec le taré du village.

Alors, François les prend en chasse, en gardant ses distances. Sans trop savoir pourquoi.

Pour ne pas perdre de vue cet étrange repère. Peut-être aussi parce qu’il ne sait plus très bien où aller.

L’Express semble moins pressé d’arriver à destination, désormais ; son conducteur a trouvé quelqu’un à qui parler… Davin imagine Paul donnant le change, souriant, heureux d’avoir un nouveau chauffeur.

— Gros con, grogne-t-il. Si tu savais à qui tu as à faire !

Sa voix est teintée de dépit et même d’un soupçon de jalousie…

Continuant sa curieuse filature, il reste loin derrière la vieille voiture blanche, comme s’il avait peur de se faire repérer. Comme s’il craignait que Paul ne découvrît son manège. Pourtant, il a juste changé d’avis, pas de quoi avoir honte.

Mais peut-être est-ce simplement dur d’accepter l’idée qu’il a besoin du Petit, besoin d’un jeune homme paumé, mal barré. D’un voleur doublé d’un meurtrier.

Dur d’accepter qu’il n’a plus la force de finir seul cet ultime voyage.

L’Express avale les virages, les lignes droites ; la BMW suit sans problème. Le ciel recommence à pleurer, les essuie-glaces reprennent leur train d’enfer.

François ira où Paul ira.

Et nulle part ailleurs.

Parce que Paul peut encore avoir besoin de lui. Ou l’inverse, il ne sait plus très bien.

Le tout étant de ne pas les perdre de vue.

Un quart d’heure plus tard, la voiture blanche change brutalement d’itinéraire. Elle bifurque à droite pour s’engager sur un chemin de terre, s’enfonçant dans une forêt inhospitalière.

François ralentit à son tour. Il hésite ; sur cette piste, il a toutes les chances de se faire démasquer.