Mais pourquoi ce dingue l’emmène-t-il par là ? Pourquoi quitte-t-il la route ? Et s’il voulait lui faire du mal ? Quelle drôle d’idée… Paul n’est pas une jeune fille sans défense. C’est un mec armé d’un calibre !
Alors pourquoi François a-t-il si peur pour lui ? Comme un père aurait peur pour son enfant… Il est désormais habité par un nouveau pressentiment. Mauvais cette fois.
Alors, après quelques minutes, François s’engage à son tour sur la sente chaotique. Les roues de sa berline plongent dans les ornières boueuses, la forêt devient de plus en plus sombre.
Davin ne tarde pas à apercevoir l’arrière de l’Express, garé sur le bas-côté. Il freine à bonne distance, coupe le moteur. De son poste d’observation, il ne peut voir s’ils sont encore dans la voiture. Il inspire profondément, les mains posées sur le volant.
Qu’est-ce que je fous là ?
Il descend et ferme discrètement la portière. Planqué derrière les arbres, il amorce une lente approche, à pas de Sioux… Il frissonne, à cause du froid et d’une angoisse malsaine.
Ce foutu mauvais pressentiment.
En arrivant derrière l’Express, il remarque que le conducteur est encore assis au volant. Mais il ne distingue plus la silhouette de Paul.
Parti pisser un coup ? Ridicule ! On fait pas cinq cents mètres de piste pour aller pisser !
— Mais où il est passé, ce petit con ? murmure l’avocat.
Il avance encore, serrant dans sa main droite une pierre ramassée sur le chemin, plié en deux pour ne pas être vu. Il se colle contre la carrosserie sale de l’utilitaire. Encore un pas…
Il reste figé. Bouche entrouverte, il oublie de respirer. Sa main lâche le gros caillou qui tombe avec un bruit lourd sur le sol détrempé. Il fait quelques pas en arrière, au ralenti, avant de tourner brusquement les talons et de cavaler à toute vitesse sur le sentier bourbeux. Son pied bute sur une racine saillante, il s’étale de tout son long, s’écorchant copieusement la paume des mains. Il reprend aussitôt sa course effrénée, comme si les tueurs en noir le poursuivaient. Enfin, la calandre de la BM apparaît dans le brouillard. Rassurante.
François, exténué, recouvre son souffle, tout en cherchant les clefs au fond de la poche de son jean. Soudain, une main posée sur son épaule lui arrache un cri de terreur.
— C’est moi… N’aie pas peur.
François, yeux exorbités, dévisage le Petit, inhabituellement blême.
— Tu m’as pas laissé tomber, c’est cool.
Paul a un léger sourire, une drôle d’émotion au fond des yeux.
François constate alors qu’il porte une estafilade dans le cou, sur laquelle il presse un mouchoir en papier.
— T’es blessé ?
— C’est rien. Toi aussi, on dirait… Tes mains saignent !
— Je suis tombé. Mais… qu’est-ce qui s’est passé ?
— On se tire, je te raconterai dans la bagnole !
— Le type, là-bas…
— Ouais, faut qu’on se barre. Je t’expliquerai en route. Tu conduis ? Moi, faut que je tienne le mouchoir.
Paul enfourne ses affaires à l’arrière puis grimpe côté passager. La BMW peine à s’extirper de la gadoue. Elle glisse, dérape et s’éloigne enfin de cette forêt de fantômes.
— C’est grave, ta blessure ? demande Davin.
— Non, t’inquiète.
Ils quittent les bois, heureux de retrouver le goudron où la berline va pouvoir décrotter ses pneus larges. François appuie comme un dingue sur l’accélérateur, Paul semble plus calme, même s’il est toujours livide.
— Ralentis, s’il te plaît… Pourquoi tu roules si vite ?
François obtempère puis demande :
— Que s’est-il passé avec ce mec ?
— J’suis tombé sur un malade ! Il m’a dit qu’il habitait au bout de cette piste, qu’il devait passer chez lui prendre quelque chose… qu’il m’offrait un café et qu’ensuite, il m’emmènerait à Nice. Mais il s’est arrêté et il a sorti un couteau… Un putain de couteau de boucher, j’te dis pas !
— Qu’est-ce qu’il voulait ?
— Me piquer mes affaires. Il voulait que je laisse mes sacs et que je me tire… Après, on s’est battus. J’ai pris un coup de couteau, là…
François se remémore le type dans l’Express. Inerte, le visage en sang.
— Et… tu l’as tué, c’est ça ?
Il s’attend au pire.
— Non, juste assommé. Je l’ai obligé à lâcher sa lame et je lui ai tapé la tronche contre le tableau de bord.
— Je… Je crois qu’il est mort, Petit.
Paul garde le silence quelques secondes.
— Non, dit-il en secouant la tête. Non, il va se réveiller, je t’assure… Il roupille, c’est tout ! Et toi, tu t’es fait mal ?
— Je suis tombé en revenant vers la voiture, c’est rien.
— Tu nous suivais ?
— Je… Oui. J’ai fait demi-tour, ce matin. Je voulais te récupérer, mais t’étais déjà parti, bien sûr… J’ai continué sur la route et je t’ai vu sortir du café, dans le village.
— Ah bon ? Et pourquoi tu m’as pas fait un signe ?
— J’ai hésité. Je pensais que peut-être tu ne voudrais pas remonter dans ma bagnole après…
— T’es cinglé !
— Puis l’autre type s’est arrêté, j’ai eu un mauvais pressentiment… Alors, je vous ai suivis.
— C’est bien. Que tu sois revenu… C’est bien. Ce matin, j’ai compris ta réaction. T’as eu raison de me larguer, j’aurais pas dû te mentir en fait. Mais c’est dur de dire les choses, des fois.
— Je comprends, prétend Davin.
— J’arrête pas de penser à la femme du gîte…
— Moi aussi, révèle François, avec un nœud dans la gorge.
Il est soulagé d’être à nouveau accompagné dans sa souffrance. Cette voix lui manquait. Cette présence aussi.
— Désolé de t’avoir laissé sur cette route, tout à l’heure.
— Tu rigoles… C’est moi qui m’excuse. Mais ça va aller, maintenant.
La Safrane avance à vitesse réduite sur la bande d’asphalte qui flirte avec le vide. Sujet au vertige, Perrot a toujours détesté les routes de montagne.
De toute façon, il n’aime que la ville, ses forêts de béton et ses lumières artificielles.
Il commence à ressentir le poids de la fatigue ; en deux jours, le flic a parcouru près de deux mille kilomètres et ses paupières sont dangereusement lourdes. Mais il n’a pas le choix : il s’arrêtera quand sa cible s’arrêtera.
Grâce au traceur qu’il a eu la bonne idée de placer à l’intérieur de l’aile de la BMW, il peut la suivre à distance sans être repéré.
Il a quitté le gîte moins de dix minutes après Paul et François. Juste le temps de libérer les frères Pelizzari qui, à cette heure-ci, sont en route pour Lyon, avec le cadavre de leur frère dans le coffre. Gustave va en faire une attaque ! Mais placé là où il était, Perrot ne pouvait pas intervenir ; c’est ce qu’il a prétendu, en tout cas. Car la vérité, c’est qu’il n’avait pas envie de recevoir une balle, comme la patronne du gîte. Il n’est pas assez payé pour risquer sa peau…
Perrot descend la vitre et allume une clope, en espérant que ça va le tenir éveillé.
Il a compris qu’il n’est pas près de rentrer chez lui, à Lyon. Il ne doit pas perdre de vue les fugitifs, doit les suivre où qu’ils aillent en attendant que Bruno Pelizzari et son frère reviennent dans la partie.
Ses yeux se ferment, la voiture s’approche dangereusement du ravin. Dans un sursaut, Perrot rétablit la trajectoire.
— Merde !