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Il s’arrête un instant, récupère la bouteille d’eau minérale dans le vide-poches. C’est du café qu’il faudrait, mais son Thermos est vide depuis longtemps… Il boit quelques gorgées et reprend sa traque aussitôt.

Car il y a une chose qu’il n’oublie pas : si Paul s’évanouit dans la nature, Gustave ne lui pardonnera pas. Surtout maintenant.

Maintenant qu’il a perdu un fils.

— Si ce petit enculé m’échappe, je suis un homme mort.

Chapitre 10

Ce matin, il pleut sur Barcelonnette.

François, déjà debout, appuyé sur le rebord de la fenêtre, laisse son regard vagabonder sur les toits et les rues de cette petite ville curieuse. Un bourg montagnard qui recèle des trésors exotiques aux accents mexicains.

Encore un hôtel sans prétention, une chambre double avec deux grands lits, de la moquette usée par terre, un papier peint fané qui rampe sur les murs. Et un sombrero cloué au-dessus de la porte, pour rappeler que certains habitants de ce trou ont fait fortune en Amérique centrale avant de revenir au pays.

François est réveillé depuis une heure déjà.

Et depuis une heure, il se demande…

Pourquoi une tumeur au cerveau ? Quelle en est la cause ? Les toubibs n’ont pas pu lui fournir d’explication. Téléphone portable, pollution, stress ? Prédisposition génétique ?…

Il ne le saura jamais.

Encore plus dur d’affronter un mal dont l’origine demeure obscure.

S’il avait chopé une saloperie en couchant avec une inconnue, il pourrait à la rigueur se le reprocher. Mais là… Il ne peut se maudire d’avoir commis une erreur, une imprudence.

Alors, depuis une heure, François se demande…

Pourquoi moi ? Qu’ai-je fait pour mériter ça ?

Rien.

Des questions, aucune réponse.

Mais après tout, ça changerait quoi ?

Rien.

François se demande…

À quoi ai-je servi sur cette terre ? En quoi ai-je été utile ? À qui ?

À personne.

Je n’ai servi à rien.

Rien.

Il ne se fait aucune illusion, ne se raconte pas d’histoires. Il était reconnu dans sa profession, mais n’a jamais été un grand avocat, il le sait.

Il n’a défendu aucune victime, aucun coupable. Aucune grande cause.

Il a juste aidé des sociétés à prospérer.

Il ne s’est pas sali les mains, juste la conscience.

Il a fait des concessions à la morale, a fermé les yeux lorsque ça l’arrangeait.

Lorsque ça pouvait lui rapporter. Du fric ou de la notoriété.

Davin ferme la fenêtre et se retourne ; Paul est encore endormi, fœtus démesuré au milieu du matelas. Il l’observe un instant, ayant du mal à croire que cette créature tout juste sortie de l’enfance a pu donner la mort. Alors, il se demande…

Quelle a été sa vie, quel tortueux chemin l’a conduit jusqu’à ce jour fatidique ?

Le dénoncer ? Ce serait peut-être le sauver. Peut-être pas. Comment savoir ?

Davin connaît la prison pour avoir fréquenté bon nombre d’avocats pénalistes.

Il sait les dégâts qu’elle engendre.

Au-delà de toutes ces interrogations, il ne regrette pas d’avoir retrouvé Paul. Sans trop se l’expliquer, cette présence le rassure. Tel un jalon dans cet étrange voyage à la destination déjà connue mais tellement effrayante. Peut-être aussi a-t-il envie de lui venir en aide. Même s’il condamne ses actes, il ne peut museler ce drôle de sentiment qui commence à les unir.

En fait, d’aussi loin qu’il se souvienne, il ne retrouve pas d’amitié authentique dans sa vie. Il réalise soudain que ses amis d’avant n’ont pas réellement compté. Qu’a-t-il partagé avec ces gens-là ? Soirées, sorties futiles, discussions snobs sans grand intérêt. Séjours au ski, virées en bateau, restos hors de prix. Rien de vrai, rien de sincère. Ou si peu. Pourquoi n’a-t-il jamais eu d’ami, de véritable ami ? Un sur qui compter, quelle que soit la situation. Un ami qu’il aurait pu immédiatement appeler après son rendez-vous à l’hosto…

Non, un ami comme ça, il n’en a pas.

La preuve, il est parti seul, n’a pas su vers qui se tourner.

Avec Paul, il a ouvert les yeux sur un autre univers, ignoré jusqu’alors. Volontairement ignoré.

Il a envie de se confier à lui comme s’il pouvait comprendre mieux que quiconque son calvaire. Surprenant de penser cela d’un inconnu déjanté…

Mais est-ce vraiment de l’amitié ? Il a parfois l’impression que le Petit le regarde comme un père… Et que lui se comporte comme tel. Au crépuscule de sa vie, a-t-il besoin de s’imaginer une descendance ?

Brusquement, Paul se met à remuer. Il s’agite dans son sommeil de plomb, murmure des mots que François ne saisit pas. On dirait presque qu’il parle une langue étrangère. Et d’un seul coup, il hurle.

— Nu ! Nu !

Nous ? s’interroge François. Nous quoi ?… Nous qui ?… Puis le Petit s’apaise, se recroqueville, retourne dans un calme apparent. Un cauchemar, sans doute.

Dans quelques heures, ils reprendront la route. Pour aller où ? Davin l’ignore. À la rigueur, il préfère ne pas savoir. Le hasard dictera sa loi, une fois de plus.

Il est douché, habillé. Il s’ennuie. Sur un morceau de papier, il griffonne quelques mots.

Je te laisse dormir, je vais faire un tour en ville. François.

Il enfile un pull sous son blouson avant de quitter la chambre.

Sans doute est-ce la pluie, mais Barcelonnette semble encore engourdie. Quelques personnes se pressent pourtant sur ses trottoirs glissants, gagnant sûrement leur lieu de travail. François marche lentement au gré des ruelles pavées ; il pense soudain à son cabinet, à ses associés et ses employés. Ils doivent se poser tant de questions sur sa disparition… Cette désertion aussi soudaine qu’inattendue. Les interrogations doivent aller bon train, les ragots les plus fous parcourir les couloirs ! Il imagine les dossiers entassés sur son bureau, les piles qui grandissent à vue d’œil. Car ils n’ont pas pu le remplacer, impossible ! Ils attendent fiévreusement son retour, tentant de s’organiser au mieux. Cette idée le rassure, il préfère ne pas envisager une autre hypothèse… Se figurer qu’on est irremplaçable aide à accepter qu’on soit mortel.

Simple mortel.

Au guichet d’une agence bancaire, il retire une forte somme en liquide. Le Petit lui a bien précisé qu’après ce qui s’est passé au gîte, il ne faudrait plus utiliser sa carte bleue, qui rend trop facile leur localisation par la police ou la gendarmerie.

Le retrait sera repéré, lui aussi, mais de toute façon ils quitteront cette ville dans quelques heures et ensuite, les forces de l’ordre perdront leur trace.

Dans un kiosque, il achète deux journaux, un local et un national, puis choisit un petit bar où quelques piliers ont déjà fait l’ouverture à coups de blanc ou de rhum. Il s’installe à une table loin du comptoir et attend sagement que le patron daigne s’occuper de lui. Aux murs, des trophées de chasse hideux, têtes empaillées au regard de résine, au pelage poussiéreux et mité. Comment peut-on accrocher des horreurs pareilles en guise de décoration ?

Les habitués le dévisagent du coin de l’œil, surpris par sa présence en ces lieux. Pourtant, François n’est pas mal à l’aise. Encore quelque chose qu’il n’aurait pas fait avant… Un endroit qu’il aurait évité, même pour acheter ses cigarettes. Un de ces endroits bien trop laids pour y afficher son image parfaite. Mais ce matin, il se sent bien ici.