Paul tourne en rond dans la chambre. Des heures d’oisiveté qui le rendent dingue. Un animal pris au piège, un fauve encagé.
— Arrête ! implore Davin d’une voix à peine audible. Tu me donnes envie de gerber…
Le gamin soupire et vient s’asseoir à côté du lit où François gît, recroquevillé sur sa douleur. Les antalgiques sont de moins en moins efficaces, la crise qui dure depuis ce matin refuse de céder à la chimie. Paul voudrait reprendre la route, ne souhaitant pas stagner trop longtemps au même endroit. Mais François est bien incapable de se lever. Même cligner des yeux lui est difficile.
— Tu veux boire ? propose le jeune homme.
François a juste la force de hocher le menton, son ami lui apporte un verre d’eau.
— Tu peux me laisser si tu veux, chuchote Davin.
Il parle si doucement que Paul doit tendre l’oreille pour comprendre. Le son de sa propre voix est insupportable au milieu de ce chaos.
— Ça va pas mieux ?
— Non… Mais vas-y, laisse-moi, va te balader… Je vais essayer de dormir.
Paul ne se fait pas prier longtemps. Mais en enfilant son blouson, il a un dernier sursaut de culpabilité.
— T’es sûr que tu veux pas que je reste ?
— Oui, t’en fais pas… Prends la bagnole.
— OK… Je serai de retour très vite, promis.
Il empoche les clefs de la berline et s’éclipse, fermant le verrou de l’extérieur. François l’écoute tandis qu’il s’éloigne dans le couloir, le moindre bruit prenant des proportions démesurées. Alors, il peut se remettre à pleurer Florence, la tête enfouie dans l’oreiller. Sa tête si lourde, telle une enclume ; sa tête, transformée en champ de bataille.
Flo, pourquoi je t’ai fait ça ? Pourquoi je t’ai rejetée ? Pourquoi je t’ai tuée ? Qu’est-ce qui m’a pris ? Putain de tumeur ! Putain de tumeur…
Il a perdu la notion du temps qui semble s’être arrêté. Les secondes durent de longues minutes, les heures prennent un goût d’éternité. Un goût d’enfer. Des lames de rasoir entaillent son cerveau, sa tête gonfle, ses paupières sont affreusement douloureuses. Chaque battement de cil est une épreuve. Il voudrait que tout finisse, que tout s’arrête.
Cesser d’avoir mal.
Je vais mourir.
Je voudrais mourir maintenant.
Lorsqu’il entend la porte s’ouvrir, Davin est étonné. Se forçant à rouvrir les yeux, il découvre qu’il fait nuit et distingue une silhouette dans l’obscurité. Pourvu que ce soit Paul et pas…
— Salut.
Cette voix familière le rassure. Il n’a pas vu passer les heures. Il lui semble que le Petit vient juste de partir. Ou qu’il a disparu depuis des jours. Il ne saurait le dire.
— Ça ne va pas mieux ?
— Non…
Même les mots lui font mal. Bouger les mâchoires lui est insupportable. Combien de temps ce supplice va-t-il durer ?
On dirait que la mort de Florence a déchaîné le mal. Cette mort que François porte sur ses épaules douloureuses. Ça tourne en boucle dans son crâne ; images effroyables au milieu d’un silence inhumain.
Paul le considère d’un air désolé.
— Quelle heure… il est ?
— Huit heures et quelques. Je pense pas que t’as faim, mais…
Non, bien sûr. Ni faim, ni soif. Ni rien.
— J’ai mangé un morceau à la pizzeria en bas et je t’ai pris un sandwich.
François refuse d’un signe de tête, puis referme les yeux, épuisé. Il perçoit que Paul ouvre son sac à dos. Chaque froissement de tissu devient un hurlement strident. Encore heureux, le Petit a eu la bonne idée de ne pas allumer la lumière. Juste la lampe de chevet.
— On va essayer quelque chose pour te soulager, murmure Paul. Ça, je sais que ça va calmer ta douleur.
François rouvre les yeux. Qu’est-ce qui pourrait bien avoir la force de le calmer ? Il distingue une seringue, une aiguille. Paul s’approche avec ça dans la main. Le mourant se contracte encore plus.
— Qu’est-ce que tu fous ?
— Laisse-moi faire. Tu verras, avec ça, tu iras mieux… N’aie pas peur, c’est pas dangereux ! C’est juste de la morphine.
— Je… J’en ai déjà pris tout à l’heure.
— Ouais, mais là, c’est plus fort. La maxi dose.
— J’veux pas.
— Laisse-moi faire, j’te dis !
— Où t’as eu ça ?
— T’occupe.
Finalement, François abandonne la lutte. Après tout, plus rien n’a d’importance. Il a un léger tressaillement lorsque l’aiguille s’enfonce dans sa chair, sur le haut de son bras. La piqûre n’a pris qu’une seconde.
Mais Davin a soudain la trouille. Il tente de se redresser, grimace de douleur. Le Petit cale un oreiller dans son dos.
— Bouge pas comme ça…
— C’est de la drogue que tu m’as filée, hein ?
— C’est de la morphine, j’te dis… Pour soigner les douleurs.
Il lui colle l’emballage du médicament sous le nez, histoire de le rassurer.
— J’ai mis deux ampoules, ça devrait suffire.
— Deux ? Ça va me tuer !
L’instinct de survie est bien là, intact.
— Mais non ! Fais-moi confiance, sourit Paul.
Tout en parlant, le jeune homme roule quelque chose entre ses doigts.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Ça, c’est pour moi. C’est pas bon de voyager seul, alors je viens avec toi !
François replonge dans le mutisme, ces quelques mots l’ayant épuisé. Les minutes passent dans un silence pénible. Et progressivement, le miracle se produit. Une douce chaleur envahit son corps, son crâne devient moins pesant.
Bientôt, la douleur est terrassée. Repliée sur elle-même, elle n’est plus qu’un lancinant souvenir.
François sourit. Il ouvre les paupières, tombe sur le visage de Paul, allongé sur son lit et qui le regarde.
— C’est passé ?
— Presque… C’est incroyable !
Paul sourit à son tour.
— Tu veux un stick ? J’en ai roulé un pour toi.
— Non… Je ne touche pas à ça.
Le gamin se marre.
— Me dis pas que t’as jamais essayé ?
— Non, jamais…
L’autre rigole de plus belle.
— Tu te fous de moi, hein ? À ton âge, t’as jamais fumé ?
— Non, rétorque Davin, un peu vexé.
— C’est le moment de tester ! Tu vas voir, ça va te faire du bien, ça aussi.
François hésite. La morphine commence à lui soulever la tête. Paul lui tend un nouveau pétard qu’il vient d’allumer.
— Allez, prends-le !
Davin se laisse convaincre, le Petit allume le troisième.
François continue de sourire. Il respire lentement, calmement. Tout son corps, crispé l’instant d’avant, vient de se détendre. Il y aura sans doute une contrepartie à payer. Tant pis. Il aurait vendu son âme au diable pour cesser d’avoir mal.
Soudain plus léger qu’une plume, il s’assoit sur le lit, observe le gamin qui, lui aussi, semble parti ailleurs. Le cannabis trace son chemin jusqu’au cerveau.
— Tu sais, j’ai failli partir, ce matin… Tu dormais encore, j’ai pensé te laisser ici.
— Pourquoi ?
— Parce que tu as tué le type dans la bagnole, voilà pourquoi !
— Il est mort ?
— Raide mort !
— Merde…
— Et tu m’as menti en plus. Paraît qu’ils ont retrouvé son portefeuille complètement vide, près de la bagnole.