— Ah… Ben, je me suis dit que c’était l’occase… Mais y avait pas grand-chose. À peine trois cents francs ! Vu que je pensais que tu ne reviendrais pas, je me suis dit que ça pourrait me servir.
— Tu me dis la vérité ?
— Quoi, tu penses que j’ai agressé ce type pour me faire du blé ?
— Non.
— Mais si, c’est ça que tu crois ! C’est lui qu’a essayé de me baiser ! Il voulait que je lui laisse mes sacs et mon blouson… Mais je voulais pas le tuer.
La mort de ce type semble à peine le contrarier. Un incident, rien de plus.
— Je voulais pas le tuer, ce sale con ! Je te jure.
Un long silence. Un peu planant. Davin s’est rallongé, il ne tient même plus assis. Il essaie d’imaginer les derniers instants de Florence, la manière dont elle a mis fin à ses jours. Dans le salon, qu’elle aimait tant ? Dans leur chambre ?
— Je comprends pas pour Flo… On n’a jamais eu de somnifères à la maison. J’en prenais pas, elle non plus.
— Elle les a sans doute achetés exprès.
Le tromper ainsi est une souffrance. Mais Paul ne peut faire autrement. Il ajoute aussitôt :
— Comment ça se fait qu’ils parlent d’elle dans le journal ? On parle pas des suicides, d’habitude.
— C’est parce qu’elle est un peu connue. Était un peu connue.
— Pour son boulot ?
— Oui.
— T’as plus mal à la tête ?
— Non, j’ai plus mal… Mais je me sens bizarre !
En lévitation. Plus de tumeur au cerveau. Plus de je vais mourir. Plus de cadavres semés sur sa route. Et pourtant, l’impression de se tenir les deux pieds au bord d’un précipice sans fond.
— Faut penser à des trucs sympas… À un truc agréable.
Davin se concentre pour trouver un bon souvenir, une douceur surgie du passé.
— Alors, à quoi tu penses ? vérifie Paul.
— À Claire, avoue François avec une sorte de contrition.
— C’était si bien que ça avec elle ?
— Ouais…
— Alors pense à Claire.
— Et toi ? Tu penses à quoi ? demande François. Ou à qui ?
— À ma mère.
— Où est-elle ?
— Au paradis, j’espère…
Chapitre 11
— Ta mère est morte il y a longtemps ?
— Sept ans… Bientôt huit.
Rapide calcul mental. Paul a été orphelin de mère à onze ou douze ans.
François se juge maladroit, hésite sur le choix des mots. Finalement, il n’ajoute rien. Le Petit s’est replié sur ce qui ressemble à une blessure ancienne, le silence semble s’imposer de lui-même.
Appuyés au rebord de fenêtre, ils savourent leur première cigarette de la journée. Oubliée, la règle des huit par jour ! De toute façon, Davin ne risque plus le cancer du poumon. Il n’aura pas assez de temps pour ça.
Physiquement, il se sent plutôt bien, mis à part les nausées. Effet secondaire de la morphine, bien sûr. Le fameux prix à payer. Assez maigre, en définitive.
Il s’est levé le premier, bien avant le soleil. Il lui a fallu du temps pour recouvrer ses esprits.
Ce matin, il a eu peur. Que le mal ne le reprenne au saut du lit. Qu’il l’attende, embusqué dans la lumière grise de cette chambre devenue un peu trop personnelle. Mais pas la moindre souffrance dans son crâne ; calme plat après la tempête.
Contrairement à la douleur physique, la vérité, elle, l’a très vite rattrapé. Florence, l’homme dans l’Express, Cerise… Les frères Pelizzari, les cinq kilos de coke dans le sac à dos.
Et une tumeur qui dévore lentement son cerveau.
Je vais mourir.
Premières lueurs de l’aube, premières larmes du matin pendant que le Petit dormait encore. Oui, il a peur, ne peut s’en empêcher.
Il a peur et il a froid, déjà.
Flo, est-ce qu’on a froid quand on est mort ?
Non, on ne ressent plus rien quand on est mort. Ni le froid, ni la chaleur.
Est-ce qu’on voit du noir ?
Du noir ? Mais non ! On ne voit plus rien. Que tu es bête, parfois !
Il a entendu son rire. Celui, si particulier, lorsqu’elle se moquait tendrement de lui.
Elle est morte, à cause de lui. Parce qu’il l’a abandonnée, a refusé qu’elle vienne le rejoindre. Parce qu’il a repoussé son amour.
Naufragé au milieu du lit, il a refermé les yeux, s’est mis à trembler, sous les assauts de la culpabilité mêlée à l’intense chagrin. L’âme d’un assassin.
Alors il s’est levé, abandonné par le sommeil ; sentir la moquette sous ses pieds, c’est vraiment agréable, rassurant.
Il a étanché sa soif à même le robinet ; le goût de l’eau dans sa bouche, c’est agréable.
Il a ouvert la fenêtre ; recevoir l’air frais en pleine figure, c’est agréable. Entendre les oiseaux chanter, c’est très agréable.
Même le goût des larmes est agréable.
Vivre, c’est agréable.
Flo ne le sait plus.
Comme moi, bientôt…
— Tu pleurais, ce matin, murmure soudain Paul.
Il l’a entendu, finalement. Feignant sans doute de dormir pour respecter sa pudeur.
— Je vais mourir.
— On va tous mourir. Faut prendre ce qu’on peut… Profiter.
— Et toi ? Tu profites de ce qui se présente ?
Paul réfléchit avant de répondre.
— Non. Faut dire, j’ai pas eu de chance… Et surtout, j’ai fait des conneries. Mais ça va changer, maintenant.
— Tu crois que l’argent va tout changer ?
— Oui. Au moins, je pourrai arrêter de…
Il s’interrompt et scrute la montagne qui se devine entre les nuages. Un mot lui est resté en travers de la gorge.
— Tu pourras arrêter de quoi ? insiste François.
— Les boulots à la con…
— Et ton père, il est où ?
Le Petit serre les mâchoires. Il jette rageusement sa cigarette avant de retourner se coucher. Davin comprend qu’il vaut mieux éviter le sujet.
— On a passé une bonne soirée, non ? dit soudain Paul.
— Oui, mais… Mais je préfère garder le contrôle.
Le jeune homme ricane.
— Pourquoi tu te marres ?
— Garder le contrôle ? Qu’est-ce que tu fous ici, alors ? Dans cette chambre pourrie, dans cet hôtel minable… Avec un mec comme moi ! On dirait bien que tu l’as perdu, le contrôle !
— Non ! Je… Je…
Tout est flou dans sa tête. Certainement les derniers effets de cette saloperie de morphine mélangée aux effluves de shit.
— C’est pas grave, tu sais. On peut pas toujours tout contrôler. Faut accepter l’imprévu, je crois… T’avais mal, la came t’a fait du bien. Le reste, on s’en branle.
La came. Le mot est lâché.
La drogue, on s’en fout. Les cadavres, on s’en fout. Le recel de stupéfiants, on s’en fout. Les tueurs à notre poursuite, on s’en fout !