— Ni l’un ni l’autre. On ne s’entendait plus, c’est tout. Alors on a divorcé. Cette auberge, c’est là où Cathy et moi, on a passé notre premier week-end en amoureux.
— T’avais quel âge ?
— Vingt-cinq ans, répond François sans l’ombre d’une hésitation. On s’est mariés quelques mois après notre rencontre… Et puis on s’est séparés, cinq ans plus tard. Voilà, tu sais tout.
— Vingt-cinq ans ? T’es sûr que l’hôtel existe encore ?!
— Qu’est-ce que tu insinues ?
— Rien… Peut-être qu’il s’est fossilisé, depuis ! On devrait appeler des archéologistes !
Paul se met à rire, François lui jette un regard noir.
— Petit con ! On dit archéologue, pas archéologiste ! Et puis je suis sûr que ça existe encore… Tu verras, c’est un endroit très agréable.
D’un commun accord, le retour vers Marseille a été repoussé à plus tard. La séparation aussi.
François a recouvré son calme, l’ambiance est plus détendue.
La BMW a changé de plaques après une visite éclair dans une casse particulièrement louche. C’est Paul qui a négocié avec le gérant, sorte de Gitan bourru que François n’a même pas osé approcher. Mais à qui il a filé une conséquente somme en liquide.
— C’est là ! s’écrie soudain Davin en freinant brutalement.
Un immense portail en fer forgé s’ouvre sur un chemin de terre. Une pancarte annonce de façon pompeuse « Domaine des Trois Chênes ». La BMW s’avance lentement sur la piste bordée de grands arbres et la bâtisse apparaît, parée de lumières.
— Tu parles d’une auberge… C’est un château, ton truc !
François s’arrête devant le perron, entre une magnifique Audi et une Ferrari. Mais Paul hésite à descendre.
— On peut pas aller pioncer ailleurs ?
— Ailleurs ? s’étonne François. C’est pas bien, ici ?
— C’est trop bien ! Un vrai repaire de bourges ! Je vais pas me sentir très à l’aise là-dedans.
François rit à son tour.
— T’en fais pas, tu t’en sortiras très bien.
— Ils vont me prendre pour un valet, grommelle le jeune homme.
— Arrête ! Ça me fait plaisir de revenir ici…
Paul souffle en attrapant son sac à dos.
— OK, mais c’est vraiment parce que t’en as envie. Et je te préviens, le premier qui me regarde de travers, je le fume !
François se fige.
— Je plaisante, reste cool !
À ce moment, un homme à l’étrange accoutrement vient à leur rencontre. Une sorte de majordome ou quelque chose dans ce genre, pense Paul.
— Bonsoir, messieurs, dit-il d’un ton respectueux. C’est pour dîner ?
— Mon fils et moi désirons une chambre, explique François. Pouvez-vous prendre nos bagages dans le coffre ?
Paul écarquille les yeux. Mon fils et moi ?
— Bien sûr, monsieur. Je m’en charge.
Il propose de récupérer le sac à dos, mais le Petit refuse de le lâcher.
— Si vous voulez bien me suivre…
Ils font une halte à l’accueil, François choisit une suite. Paul examine le décor avec méfiance, comme s’il craignait de tomber dans un piège. Sur sa droite, la grande salle de restaurant avec une imposante cheminée où plusieurs personnes sont déjà attablées dans une ambiance feutrée. Sur sa gauche, une autre pièce avec fauteuils, tables à jeux et Chesterfield en cuir sang de bœuf.
Ils talonnent le majordome dans les escaliers, arrivent dans un couloir recouvert d’une moquette rouge, incroyablement moelleuse.
Faudra que j’essaye ça pieds nus, songe Paul.
— Nous y voilà : suite Provence, annonce le Bien Élevé.
Ils se retrouvent dans un magnifique salon où Paul reste bouche bée devant le luxe qui s’étale impudiquement sous ses yeux. Dorures à foison, velours précieux, tableaux, fleurs fraîches, coupe de fruits sur la table basse. En découvrant sa chambre, il ose à peine y entrer. Un imposant lit à rouleaux avec édredon brodé, encore des meubles anciens, une lampe qui rappelle les vitraux d’une église.
— Le dîner est servi, ajoute le Pingouin.
— Nous allons descendre, indique François en lui glissant un billet dans le creux de la main.
— Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n’hésitez pas à appeler la réception. Je vous souhaite un agréable séjour aux Trois Chênes, messieurs.
François rejoint Paul, en extase devant la fameuse lampe.
— Ça te plaît ?
— Vachement classe !
— On dirait que tu es tombé amoureux de cette lampe !
— Ouais ! C’est vachement beau…
— C’est anglais. C’est une lampe Tiffany.
— Ça va te coûter une fortune !
— Et alors ? Il faut bien que je dépense mon fric ! Je l’emmènerai pas avec moi, de toute façon…
Coup de gel dans la suite Provence.
— Dis pas ça, murmure Paul. Dis pas ça, s’il te plaît.
— Bon, on va manger ?
— Euh… Je peux pas y aller fringué comme ça !
— Je suis fringué comme toi, je te signale. Et c’est sans importance. Tu es très bien et j’ai vachement faim !
Paul réalise qu’il a sa propre salle de bains. En allumant la lumière, il est ébloui. Baignoire d’angle, robinets dorés à l’or fin, marbre noir. Une multitude de serviettes-éponges, des peignoirs… Rien à voir avec les hôtels miteux qu’ils ont écumés jusqu’ici !
— Alors, tu viens ? s’impatiente François.
Face au miroir, il remet ses cheveux dans le bon ordre. Il les tire en arrière, rattache sa queue-de-cheval et sourit face à son reflet.
Faut que je m’habitue parce que bientôt, je ne vivrai que dans des endroits comme ça ! Des endroits qui plairont à Marilena…
— Bon, tu te magnes ou quoi ?
— Ouais, j’arrive !
Il prend soin d’éteindre les lumières avant de rejoindre François dans l’alcôve qui sépare leurs chambres respectives.
Dans la salle à manger, les convives les considèrent avec étonnement. Deux hommes en jean, pull, baskets : pas le genre de la maison.
Une serveuse les invite à s’installer près de la cheminée. Paul allume immédiatement une cigarette histoire de se donner une contenance.
— File-moi une clope ! demande François. J’ai oublié les miennes en haut…
Paul épie autour de lui. Cinq tables occupées : deux couples de sexagénaires, deux plus jeunes, et un mal assorti ; une femme, superbe, en compagnie d’un cétacé en costard ayant dépassé l’âge de l’andropause, voire la date limite de consommation.
Le tout dans un silence oppressant.
On entend crépiter les flammes. S’il y avait des mouches, on les entendrait voler. Mais les mouches, ce n’est pas non plus le genre de la maison.
— Ils parlent pas ? chuchote Paul.
— Si ! dit François en souriant. Mais ils parlent doucement.
— Ah… Et pourquoi ils nous matent comme ça ? Ils doivent croire qu’on est pédés !
— Y avait longtemps…
— T’as eu raison de dire que j’étais ton fils ! C’est bien, oui.
C’est bien, pense François. Surtout que ça lui est venu naturellement. Une sorte de réflexe.
— N’empêche que les aristos nous prennent pour des tarlouses, je te dis…
François se retient de rire ; il observe à son tour les autres clients. Vrai qu’ils ont l’air tristes et coincés.
La jeune femme à la jupe noire et au chemisier blanc revient vers eux pour énoncer gracieusement le menu : velouté d’asperges, terrine de sanglier à la truffe noire, rougets à la crème d’anchois et petits légumes de Provence, omelette norvégienne.