— Un râteau ! Qu’elle te dise non, quoi.
— C’est pas ça… Je suis pas dans mon élément, ici ! Je verrai… Pourquoi tu tentes pas ta chance, toi ?
— Mais c’est pas moi qu’elle regarde, c’est toi… Et puis elle est bien trop jeune pour moi.
— T’es bourré de principes !
— Oui, j’ai des principes, comme tu dis… T’as une petite amie ?
— Non, avoue Paul.
— T’as déjà été amoureux d’une fille ?
— Non… Jamais.
— T’es encore jeune, tu as tout le temps.
Toi, tu as le temps. Le mien est compté.
Une peau de chagrin, une parcelle de neige en été.
Presque plus rien.
François s’allonge sur le lit, incroyablement confortable. Il a pourtant l’impression d’être sur une barque à la dérive, malmenée par un océan en furie. Avec la nausée qui va avec. L’alcool et les médicaments ne font décidément pas bon ménage.
Cette chambre ne lui est pas étrangère. Ils sont même intimes, elle et lui. Images lointaines d’un passé enseveli dont il ne reste rien.
Il songe à Cathy. Pourtant, il ne pense pas souvent à elle… Il l’a aimée, il en est sûr. À l’époque de leur rencontre, il en était au début de sa difficile ascension. Bosser, encore et encore. Bosser, toujours.
Cathy nourrissait des désirs simples. Elle ne comprenait pas qu’il consacre sa vie au travail, qu’il fasse passer sa carrière avant sa vie privée. Qu’il rentre tard, renonce à ses jours de congé. Qu’il se fixe de tels objectifs, qu’il veuille entrer dans un monde qui n’était pas le leur.
Cathy voulait des enfants, François a toujours dit non. Il voulait d’abord réussir, le reste était secondaire.
À force de ne pas se comprendre, ils se sont quittés.
Elle n’avait pas assez d’ambition pour lui. Elle était un frein. Alors que Flo…
Florence, sa classe naturelle, ses goûts raffinés, sa culture prodigieuse… Florence, qui représentait tout ce dont il rêvait… Qui lui ouvrait les portes. Qui l’admirait pour sa ténacité, sa volonté, son courage.
Son passé coule doucement dans sa tête. Mais le présent ne tarde pas à le rejoindre.
Son présent, c’est la mort. Celle de Florence et la sienne.
Son présent, c’est cette fuite. Celle-là même qui hante ses nuits. Chaque rêve est une course contre la montre, une chute vertigineuse. Avec comme seul point de repère un jeune gars qui fuit comme lui.
À cet instant, Paul lui manque. Étrange sentiment…
Paul qui s’est attardé en bas, avec la jeune employée. Qui a osé, finalement. Qui a relevé le défi.
Paul qui sera peut-être là jusqu’au dernier instant. La dernière seconde. Qui lui tiendra peut-être la main au moment où…
Pensée rassurante mais pas assez pour trouver le sommeil. D’interminables minutes à essayer de dévisser de la réalité. En vain.
Une pâle lumière inonde la pièce, mais elle n’est pas suffisante. Pas suffisante pour oublier le noir qui le cerne. Le noir qui le grignote déjà.
Ne plus rien voir. Ne plus rien entendre, ne plus rien sentir. Même plus la douleur, le chaud ou le froid. La pluie ou le vent.
Plus aucune émotion, aucun rire, aucune larme.
Oublié, les joies, les souffrances. Les colères, le plaisir.
Oublié, tout ce qui fait qu’on est vivant.
Oublié.
C’est ça, être mort.
Ça qu’il connaîtra bientôt ; bientôt, il ne connaîtra plus rien.
Morceau de chair en décomposition dans un rectangle de bois. C’est ça qu’il sera.
Enterré. Rayé de la carte.
Disparu.
Mort.
François suffoque dans son lit. La peur lui compresse les tempes, lui écrase la poitrine.
Il rouvre les yeux, tente de se raisonner. Ses mains se crispent, ses muscles se tendent.
Frayeur absolue. Panique totale, incontrôlable.
Jusqu’à ce qu’il entende la porte de la suite s’ouvrir, des pas dans le salon.
Paul entre dans la chambre, s’affale sur la banquette en velours.
— François, tu dors ?
— Non, je t’attendais. Alors, ça a marché ?
Dans l’obscurité, il devine le sourire de son jeune acolyte. Tandis que son palpitant se calme, que les tensions s’apaisent doucement. Comme par magie.
— Ouais… Elle a l’air cool, cette fille ! Si on reste un peu ici, je crois que…
— Tant mieux, coupe Davin. Tu ne vas pas dans ta chambre ?
— Je préfère dormir là, si ça ne te dérange pas… Je peux ?
— Comme tu veux… Bonne nuit, Petit.
François se tourne de l’autre côté et s’endort dans la seconde.
Chapitre 13
Rideau de tulle devant les vitres, rideau de pluie derrière.
Il est tôt, Paul dort encore, recroquevillé sur la banquette trop petite pour lui. François ouvre la fenêtre et demeure quelques instants face à l’averse rageuse. Puis il passe dans le salon, branche le chargeur acheté la veille pour y connecter son portable.
Pourtant, au moment d’allumer le téléphone, il hésite.
Il sait qu’il va trouver une messagerie pleine à craquer. Des êtres familiers qui vont l’interpeller, une véritable salve de SOS.
Florence, sa secrétaire, ses associés…
Où es-tu ? Que fais-tu ? Appelle-nous.
François ne parvient pas à appuyer sur la touche qui le reconnectera au monde. Il craint ainsi de permettre aux flics de le repérer mais, par-dessus tout, il se sent incapable d’entendre la voix de Florence.
Il a peur de s’écrouler sur place.
D’ailleurs, il s’assoit sur le petit sofa en velours rouge et ferme les yeux.
Est-ce aujourd’hui qu’elle sera inhumée ? Il ne le sait même pas. Mais que ce soit aujourd’hui ou demain, il n’y sera pas, l’abandonnant aux portes de son dernier voyage.
Que vont dire les autres ? Les amis, la famille, les relations de travail ? Que vont-ils penser de lui ?
Qu’il est un lâche, un salaud, un égoïste.
Mais non, il ne peut se rendre à l’enterrement, étant désormais trop loin pour envisager un demi-tour. Il lui faudrait tant de courage pour affronter les questions, trouver les réponses, se justifier.
Voir le cercueil de Florence se fermer à tout jamais et descendre dans la terre.
Assister aux funérailles de la femme qu’il aimait et qu’il a tuée, tout en imaginant les siennes.
Répétition morbide avant la générale.