Il attend les larmes, mais elles refusent de venir le soulager. Et dans la minute qui suit, son mal passe à l’attaque, comme une sanction après les effroyables pensées. Il retourne dans la chambre pour avaler ses antalgiques puis se rallonge, juste en face de Paul qui dort toujours.
Rapidement, la douleur empire. Davin peut suivre son trajet, ses manigances. Ça cogne dans sa tête, de plus en plus fort. Ça heurte ses yeux de l’intérieur.
— Va-t’en ! murmure-t-il avec rage. Va-t’en ou achève-moi, saloperie !
Il ne peut contenir un gémissement. C’est encore plus violent que d’habitude.
Paul, brutalement extirpé de son sommeil, comprend instantanément ce qui se passe, malgré sa légère gueule de bois.
— T’as mal ?
François ne répond même pas, le Petit vient s’asseoir à ses côtés, pose une main sur son épaule.
— T’as pris tes cachets ?
— Oui.
— Tu veux de la morphine ?
— Non. Ferme les rideaux… Ferme les rideaux !
Paul plonge la pièce dans l’obscurité puis se pose sur la banquette, impuissant.
— Parle-moi, implore François.
Comble le vide qui s’installe en moi. Remplis le silence meurtrier qui s’insinue dans mon âme.
— De quoi tu veux que je te parle ?
— N’importe… Comment ça s’est passé, hier soir ?
— Je suis allé discuter un peu avec la fille… Elle s’appelle Sarah, elle a vingt-cinq ans. J’lui ai dit que t’étais mon père !
— Continue… Continue, s’il te plaît.
— On a bu un verre ensemble, on est sortis cinq minutes dans le parc. Elle m’a dit que je lui plais !
— Alors ?
— Je l’ai embrassée et je suis remonté… Voilà.
— C’est tout ?
— Ben oui ! Elle n’avait pas fini son service, de toute façon.
— Parle-moi encore.
Paul ne sait plus quoi dire. Il a envie d’évoquer Marilena. Sa mère. Huna, aussi.
Pourtant, les mots ne viennent pas. D’ailleurs, les mots ne suffiraient pas. Pour exprimer ces éternels regrets, ces morceaux de chair arrachés à sa vie. Ces tortures anciennes.
Il a envie d’avouer, surtout. De soulager sa conscience. Mais ça…
Les yeux clos, François se raccroche à cette présence, se préparant au combat.
Perdu d’avance.
Je vais mourir.
Mais je ne serai pas seul comme l’a été Florence. Comme l’a été mon père.
Paul sera avec moi.
La pluie s’acharne sur les Alpilles. Une de ces pluies de septembre qui se vengent de la canicule.
Depuis la veille, depuis une éternité.
La Mercedes avance à tâtons dans ce déluge glacé, cherchant son chemin au milieu du brouillard.
À l’intérieur, trois hommes concentrés, trois chasseurs lâchés sur un gibier particulièrement difficile à traquer.
Au volant, Bruno Pelizzari ; à côté de lui, Enzo, son cadet. Relégué sur la banquette arrière, Richard, le remplaçant de Marco, ce frère tué à la guerre. Un parfum de vengeance flotte dans l’habitacle de la berline de luxe.
Peu importe le temps qu’il faudra. Peu importe le nombre de kilomètres ou les risques encourus. Il faut mettre la main sur celui qui a eu l’audace de trahir le clan. Récupérer ce qu’il a eu l’audace de voler.
Bruno Pelizzari, l’aîné, l’héritier en puissance, songe à Paulo. Encore étonné qu’il ait osé les défier de la sorte. Oscillant entre colère et admiration, il se remémore son visage, sa voix. C’est lui qui l’a formé. Formaté, plutôt.
Dressé est le mot juste.
Ce gosse si efficace, si discret. Si rapide et si froid.
Tellement obéissant. Jusqu’au jour où… Mais à qui la faute ?
Bientôt, il ne sera plus qu’un mauvais souvenir rangé dans un coin de sa mémoire. Un échec cuisant qu’il faudra oublier.
— Faut jamais faire confiance aux gens de sa race, dit-il comme s’il réfléchissait à haute voix.
— Ouais, acquiesce Enzo. Je l’ai jamais senti ce mec ! Jamais… Je savais qu’un jour il nous doublerait. Je le savais ! On aurait dû le buter avant qu’il tue Marco.
Enzo, le plus jeune de la tribu. Un avenir prometteur au sein de la famille, la relève assurée. Mais aujourd’hui, fortement ébranlé par la mort de son frère Marc.
Bruno lui donne une tape amicale sur l’épaule. Cette fois, ils approchent du but. Un flic dans l’équipe, c’est vraiment utile. Le lieutenant Perrot est un peu cher, mais sa collaboration est précieuse. Il les attend sur place, en face d’une auberge de luxe, où les deux fuyards se sont posés la veille au soir.
Bruno se demande encore ce que Paul fout en compagnie de ce baveux. Ce qu’il manigance. Les deux hommes se connaissaient-ils avant ? Sinon, pourquoi reste-t-il près de lui ? Qu’est-il allé lui révéler ?
— J’espère qu’ils sont encore à l’auberge, s’inquiète soudain Enzo.
— S’ils étaient partis, Perrot nous aurait prévenus, assure calmement Bruno. On va s’occuper d’eux, t’en fais pas.
Chapitre 14
Paul lorgne par la fenêtre et soupire.
La pluie, encore. La pluie, toujours.
François s’est assoupi, épuisé par des heures d’une lutte acharnée, jalonnée de courtes rémissions.
L’après-midi commence à peine, le jeune homme s’ennuie à mourir. Il revient s’asseoir près de son ami, le considère avec compassion. La douleur semble s’être un peu calmée. Jusqu’à quand ? Il lui reste tant de morphine dans son sac. Mais François refuse d’en prendre. C’est incompréhensible. On dirait presque qu’il veut souffrir, se punir de quelque chose… Ou accélérer le processus de destruction.
Comment deviner ce qui se passe à l’intérieur de son crâne martyrisé ?
Peut-être que ce soir, il acceptera enfin la piqûre. Il prétend avoir peur de ne plus pouvoir s’en passer. Et après ? Quelle importance ?
Incroyable qu’il n’ait pas cédé. Qu’il se soit battu avec des armes si dérisoires.
Ça valait bien la peine de braquer un hosto !
Le visage du malade reflète le combat ; yeux cernés, joues creusées, traits tirés, mains crispées sur une indicible souffrance. Paul n’a quasiment pas quitté son chevet depuis ce matin, touché jusqu’à l’âme alors qu’il se croyait de marbre depuis longtemps. Lui qui a côtoyé la mort si souvent et de si près…
Pourquoi ne l’abandonne-t-il pas ici ? Quelle raison le pousse à rester auprès de cet inconnu ? Se poser des questions n’a jamais été son fort. Obéir à la loi de la vie, à son instinct. Devenir une machine, presque sans le vouloir.
Et aujourd’hui, prendre des risques démesurés pour un condamné à mort.
Trois coups frappés à l’entrée de la suite le chassent brutalement de ses pensées. Il passe dans le salon, hésite. Non, ça ne peut pas être eux… Une voix douce l’appelle depuis le couloir. En catimini.
Il trouve Sarah au garde-à-vous sur le seuil.
— Salut.
— Ton père va mieux ?
— Il dort… Il est plus calme.
— Tant mieux… J’ai un moment de libre ! chuchote-t-elle.
— Entre.
Elle s’avance, il verrouille à clef derrière elle.
— Viens.
La prenant par la main, il l’entraîne avec énergie vers sa chambre où le lit n’est même pas défait. Sarah tombe bien, pile au bon moment. Au milieu de son ennui, de ses questions stériles. Il savait qu’elle viendrait. Il l’attend, depuis qu’il lui a parlé, dans le parc. Il est redescendu lui jouer son numéro de charme à l’heure du déjeuner. Tandis que François n’a pas quitté la chambre.