Paul tire juste la porte de ses appartements privés, sans prendre le temps de fermer. De toute façon, François est KO. Même une explosion atomique ne le réveillerait pas…
Sarah se montre un peu timorée. Pourtant, elle a osé monter jusqu’à la suite Provence pour rejoindre ce client inhabituel qui lui a tapé dans l’œil au point d’en oublier la règle d’or de l’établissement.
Elle le considère avec un air qui a quelque chose d’enfantin, bien qu’elle soit plus âgée que lui. Elle veut se blottir dans ses bras, il refuse, rejetant un peu brusquement ses assauts de tendresse.
Ce n’est pas cela qu’il désire. Ce n’est pas comme cela qu’il fonctionne.
Il la fixe droit dans les yeux, armé d’un sourire cannibale. Elle tente encore de l’embrasser, il ne fait que frôler ses lèvres. Il la pousse contre le mur, commence à déboutonner son chemisier.
Sarah avait envisagé quelques préliminaires. Ils se connaissent si peu… Ils pourraient parler, d’abord. S’habituer l’un à l’autre, jouer à se séduire.
Soudain, elle regrette d’être venue.
— On n’est pas pressés, tu sais, murmure-t-elle avec angoisse.
— Non, répond Paul. On a tout notre temps.
François a le vertige, comme s’il se tenait les pieds au bord d’un ravin. Il titube jusqu’à l’alcôve de l’entrée, à la recherche de Paul. Il l’a entendu parler, deux minutes avant. Il a entendu du bruit. Il est inquiet.
Les tueurs ?
Voyant la porte de la chambre du Petit entrouverte, il s’approche. Par l’embrasure, il distingue les deux jeunes gens près de la fenêtre. Ça y est, Paul a retrouvé sa dulcinée, songe-t-il.
Il ne peut s’empêcher de jouer les voyeurs ; juste quelques secondes, promis… Besoin d’images de bonheur pour oublier son malheur, peut-être.
Des images, oui. Prises sur le fait, volées. Qui clouent François sur place.
Il reste là, un peu sonné. Trente secondes ou deux minutes, il ne sait pas trop. Debout, il ne pense même pas à s’appuyer au mur. Pourtant, il n’est pas loin de tomber.
De très haut.
Paul, son Paul, est en train de maltraiter cette fille. Ou plutôt de la traiter comme une chose sans valeur, comme un morceau de viande. D’une façon dégradante, obscène.
La petite Sarah semble tétanisée, subissant sans réaction la convoitise de Paul. Sans doute était-elle venue pour flirter, et plus si affinités. Mais il ne lui en a pas laissé le temps. Ce môme qui se fait passer pour son fils est une brute, un sale type.
François en oublie la douleur. Un geyser de rage explose dans ses tripes, lui insufflant une incroyable énergie.
Il pousse violemment la porte et se campe sur le seuil. Paul et Sarah restent interloqués par cette intrusion choc dans leur intimité.
— Je dérange, on dirait ?
La jeune serveuse, à genoux sur la moquette, se relève brusquement et tente de cacher sa poitrine à l’aide de ses bras.
— Qu’est-ce tu fous là ? rugit Paul.
François ramasse les fringues, les tend à Sarah en évitant de la regarder, pour ne pas la mettre plus mal à l’aise encore. Elle enfile ses vêtements en vitesse, heureuse d’échapper aux griffes de son amant. À ses exigences.
— Sortez, mademoiselle, ordonne François.
Elle tente pitoyablement de justifier sa présence en ces lieux.
— Vous savez, je…
— Laissez-nous, s’il vous plaît, coupe Davin. Et ne vous inquiétez pas, personne ne saura rien de votre venue ici.
Ne se faisant pas prier plus longtemps, elle se sauve en courant. François a remarqué la honte dans ses yeux, la peur aussi. Les larmes retenues, auxquelles elle doit désormais laisser libre cours dans le couloir.
Paul, qui s’est vaguement rhabillé, s’avance vers l’intrus, l’air mauvais. Coupé dans son élan, il n’a eu le temps de presque rien, si ce n’est de montrer son vrai visage.
— Qu’est-ce que tu viens foutre dans ma piaule ? T’as pas remarqué que j’étais occupé ?
François part au quart de tour. Paul reçoit son poing en pleine figure, vacille mais ne s’écroule pas. Davin ne lui laisse pas le temps de réagir. Il le plaque contre le mur, lui flanque un nouveau coup dans l’estomac, un troisième dans les côtes. Le Petit se plie en deux, la respiration coupée. François s’éloigne un peu, soulagé.
Il a juste affreusement mal à la main.
— Putain, gémit Paul. Mais t’es malade !
— Malade ?
Le gosse se retrouve à nouveau écrasé contre la cloison, une poigne d’acier sur la gorge.
— C’est toi, le malade.
— Mais arrête, merde !
— Espèce de petit enfoiré ! On ne traite pas une femme comme ça !
Paul essaye de respirer, tente de lui faire lâcher prise. Mais François ressemble à un roc. Dopé par une sorte de haine, il appuie de plus en plus fort.
— On ne traite pas une femme comme ça ! répète-t-il d’une voix sourde. On ne parle pas à une femme comme ça, fumier !
— Arrête !
François le libère enfin, Paul reprend son souffle. Il tombe à genoux, une main par terre, l’autre sur son cou. François se baisse à sa hauteur et lui balance, d’une voix glaciale :
— Tu vas faire ton sac et te barrer d’ici immédiatement. C’est clair ?
Paul ne répond pas, occupé à retrouver un peu d’air.
— C’est clair ?
— Oui…
François quitte la chambre en claquant la porte.
— C’est là, dit Bruno. Arrête-toi…
Enzo gare la Mercedes à une vingtaine de mètres de l’entrée du domaine. Juste à côté de la Safrane de Perrot, planquée derrière un épais taillis.
Le capitaine descend de sa voiture, Bruno baisse la vitre de sa portière.
— Ils sont toujours là ? demande-t-il, comme s’il parlait à son chien.
— Oui, ils n’ont pas bougé.
À peine quelques secondes et Perrot est déjà trempé.
— C’est bon, ajoute Pelizzari, tu peux y aller, on prend le relais.
Le flic disparaît un instant puis revient avec le récepteur de la balise qu’il tend à l’aîné du clan.
— Le mouchard est sur la BM, vous pourrez le suivre à distance avec ça.
— Bien vu, sourit Bruno. Pour une fois, tu mérites ton salaire.
Perrot répond par un salut discret, doublé d’un sourire servile avant de remonter dans sa Safrane.
— Je vais aller jeter un œil, dit Bruno en regardant s’éloigner la Renault sur la route.
— Pour quoi faire ? s’étonne son frangin. Si ce con de flic dit qu’ils sont là, c’est qu’ils sont là, non ?
— Je préfère vérifier de mes propres yeux.
Il remonte le col de son blouson avant de se jeter sous l’averse.
Il fait presque nuit tant le ciel est chargé ; un vent violent martyrise la cime des grands arbres, les éclairs se succèdent à un rythme effréné.
Enzo voit son frère disparaître dans la tempête et allume la radio pour meubler l’absence. Il n’est pas seul, pourtant. Dans son dos, Richard mâche bruyamment son chewing-gum à l’eucalyptus. Richard, dit Riccardo, venu en renfort après la mort de Marco. Mais Enzo n’a pas grand-chose à dire à ce larbin. Il caresse la crosse de son pistolet, comme pour se rassurer. Il espère bientôt pouvoir s’en servir. À moins qu’il ne l’étrangle ou le frappe à mort. Il n’a jamais tué à mains nues, ça doit être agréable. Surtout si la torture est infligée à celui qui a buté son frère d’une balle en plein front.
Bruno met de longues minutes à réapparaître. Il s’engouffre dans la voiture, dégoulinant de pluie.