Chapitre 15
— Putain, ça s’arrêtera jamais ! maugrée Paul en tournant la clef dans le contact.
Parle-t-il de la pluie ou des migraines de François ? Un peu des deux, sûrement.
L’après-midi touche à sa fin ; Davin, à court d’antalgiques, refuse de s’administrer une nouvelle dose de morphine. Toujours peur de cette dépendance. Têtu, ce François. Tellement illogique, parfois.
De toute façon, Paul n’a plus de cigarettes et, surtout, il est ravi de sortir de cette auberge. D’échapper à cette oisiveté qui le rend dingue.
Heureusement, il y a Sarah.
Cette nuit, c’était difficile. Mais au final, délicieux. François avait raison, Paul doit bien le reconnaître… Plus fort, avec en prime, un petit goût d’inédit. Et une fierté différente. Bien plus valorisante.
Une douceur qui lui réchauffe le cœur.
Sauf que la pierre est dure à réchauffer. Même le soleil a du mal.
Il reste des progrès à accomplir. Mais Paul y arrivera, il en est sûr.
Il arrivera à ne plus avoir mal quand on le touche. À accepter qu’on lui offre des marques de tendresse. Qu’on l’apprivoise avec des caresses plutôt qu’à coups de fouet… Accepter qu’entre humains, il existe autre chose que les rapports de force.
La BMW s’engage sur la piste imbibée, véritable éponge boueuse. Trouver le patelin le plus proche doté d’un tabac et d’une pharmacie, voilà sa mission. Il allume la radio, se met à chanter, comme souvent.
Chanter pour couvrir les bruits qui résonnent dans sa tête. Les ordres, les clics, les détonations, les cris. Les gémissements, les plaintes, les supplications.
Les silences atroces qui s’ensuivent.
Tous ces bruits familiers. Si familiers qu’il n’y prête plus attention. Comme on ne porte plus cas à la douleur lorsqu’elle devient chronique.
Il arrive aux grilles de l’auberge, sur la départementale. Personne à gauche, personne à droite.
Juste une Mercedes grise en face, derrière un bosquet. Avec trois hommes à l’intérieur.
Mais Paul ne la voit pas.
Il s’élance, chante de plus en plus fort.
Soudain, alors qu’il longe encore le mur d’enceinte du domaine, une voiture bleue se dessine en sens inverse.
Le gyrophare étincelle sous l’ondée.
Les deux véhicules se croisent, Paul ralentit et jette les yeux dans le rétroviseur.
— Merde !
Les gendarmes viennent d’entrer aux Trois Chênes. Freinage brutal, demi-tour acrobatique, accélération puissante. Il retourne dans le parc de l’auberge, abandonne la voiture sur la piste, bien avant la bâtisse. Puis il se met à courir comme un dératé. Arrivé au bout, il aperçoit les flics qui sortent tout juste de leur caisse. C’est pas des rapides, une chance ! Sarah vient à leur rencontre tandis que Paul reprend sa course folle à travers les arbres. Il contourne le bâtiment, s’engouffre par la porte de derrière et atterrit directement dans les cuisines où le chef, qui s’active au milieu de sa brigade, n’a pas le temps de pester contre l’intrus. Le jeune homme éclair est déjà loin, déjà à l’accueil.
Aller plus vite qu’eux.
Eux, qui discutent en bas avec Sarah. Qui lui montrent une photo sur un journal.
A-t-elle compris qu’elle doit les retarder ? Intuition féminine ?
Paul se rue dans les escaliers, avale les marches trois par trois. Il pénètre en trombe dans la suite Provence, met la clef dans la serrure. Puis il fait une entrée fracassante dans la chambre de François, qui somnole sur son lit. Il se jette sur le matelas, Davin manque d’en tomber. Son ami le secoue comme s’il voulait l’achever.
— Lève-toi, vite !
François arrive tout juste à ouvrir les yeux tant il est épuisé.
— Lève-toi ! Faut qu’on se casse, les gendarmes sont en bas !
— Hein ?
— Putain, bouge-toi, y a les flics !
François réagit enfin. Paul le débarque violemment du plumard, lui colle son pull dans les mains, empoigne les sacs déjà prêts. Toujours prêts. Principe de base de la cavale. Il en file un à François, le pousse jusqu’au petit salon.
Trop tard.
Les coups retentissent contre la porte.
Gendarmerie nationale, ouvrez !
— Oh non ! murmure François en reculant. On est morts…
Une clef tente de s’immiscer dans la serrure. Il ne leur reste pas beaucoup de temps. Paul saisit François par les épaules.
— Tu as confiance en moi ?
— Mais…
— Tu as confiance en moi ? répète le jeune homme en le fixant au fond des yeux.
— Oui.
— Alors laisse-moi faire… Je vais nous sortir de là.
Dans la cour de l’auberge, Sarah observe les deux gendarmes, un peu dépassés par les événements. Elle a compris mais se tait, feignant juste d’être choquée.
Un des militaires prend la radio dans sa voiture.
— Ici l’adjudant Vermières ! Répondez !
Quelques secondes de battement.
— Oui mon adjudant ? réagit enfin une voix à l’autre bout.
— Passez-moi le colonel. J’ai une prise d’otage, ici !
Sarah, sur le perron, serre son gilet contre sa peau. Elle a peur, elle a froid. Parce que Paul ne la tiendra plus jamais dans ses bras. Même s’il s’en sort vivant.
— C’est bon, maintenant. Tu devrais ralentir.
François lève un peu le pied. Paul l’observe du coin de l’œil ; aussi blême que le ciel descendu jusqu’aux cépages éreintés par la vendange, il tremble même légèrement.
— Ça va aller, assure le jeune homme.
— Pourquoi t’as fait ça ? demande Davin d’une voix sourde.
— C’était juste pour nous sortir de ce merdier ! Tu crois quand même pas que j’aurais tiré sur toi, non ? C’était pour faire croire aux gendarmes, c’est tout…
François éprouve encore cette sensation abominable, glaciale. Le canon métallique d’un pistolet enfoncé dans sa gorge. Avec Paul qui hurle aux képis de reculer. L’impression que sa tête va exploser.
— Prends la petite route à droite, indique le copilote.
François tourne brutalement le volant, la BMW négocie difficilement le virage en angle droit.
— Eh, doucement ! implore le Petit.
Il déplie une carte routière sur ses genoux, tente de se repérer. Pas évident.
— Faut qu’on se trouve un endroit tranquille. Toi qui connais le coin, t’as pas une idée ?
— Non, j’ai pas d’idée ! rétorque férocement François. J’ai juste mal à la tronche et à la gorge !
— Ça va, reste cool… On va trouver. C’était juste pour leur faire croire, faut pas t’énerver.
La nuit ne va plus tarder, il leur faut dénicher un refuge. Mais d’abord, s’éloigner le plus possible du danger.
Rouler, encore et encore.
— Ils avaient un journal, dit soudain Paul.
— Quoi ?
— Ils ont montré un journal à Sarah… Avec ta photo dessus.
François ferme les yeux un instant. Il n’est plus qu’un fugitif, recherché par la police, les gendarmes et une bande de tueurs.
— Ils ont dû faire un appel à témoins, continue Paul. Et un connard a dû te reconnaître à l’auberge et te balancer !
François ne répond pas, absorbé par la route longiligne, obscure.
À bout de nerfs.
Avalant les kilomètres comme des couleuvres.
— Je vais conduire, propose le Petit. Je crois que tu as besoin de souffler un peu…
Paul vise le cadenas qui brille dans le faisceau des phares. François se bouche les oreilles mais la détonation le secoue tout de même de la tête aux pieds.