François reste muet. Pendant de longues minutes. Comme si deux mains puissantes l’étranglaient.
Puis il lui faut aller plus avant dans l’horreur.
— Tu as pensé à me tuer ? Tu avais l’intention de m’éliminer ?
— Le premier jour, j’ai eu l’idée de t’assommer pendant que tu roupillais, te piquer ton fric et ta bagnole. Mais j’ai senti un truc… J’ai senti que tu étais une chance pour moi. J’ai jamais eu l’intention de te faire du mal… enfin, de te buter, en tout cas ! Je veux m’arrêter, j’te dis. Arrêter tout ça ! Mais ils n’ont pas voulu… Je pouvais plus continuer.
— Et… Et l’homme dans l’Express ?
— C’était un accident, je te jure. Il voulait me piquer mes affaires. Je l’ai frappé mais je ne voulais pas le tuer. J’ai pris son fric parce que tu m’avais laissé et que j’en avais besoin… J’ai pas un centime, rien du tout. J’ai laissé le peu de pognon que j’avais à Lyon. Je n’ai pas de compte bancaire, pas de carte bleue, pas de chéquier… J’en ai jamais eu, d’ailleurs.
— T’as fait ça longtemps ?
— Cinq ans.
— Cinq ans ? Mais… Tu n’as que dix-neuf ans !… Tu as bien dix-neuf ans ?
— Non. J’en ai vingt depuis cette nuit.
— Ah… Bon anniversaire, alors.
La phrase sonne mal, étant donné les circonstances. Mais François l’a sortie de façon mécanique. Comme il aurait dit à tes souhaits après un éternuement.
— Tu veux vraiment rester avec moi ? Ma proposition tient toujours, tu sais. Mon plan marchera, je crois.
François est sonné. Paul revient s’asseoir en face de lui.
— Tu as… Tu as tué combien de personnes ?
Étrange, cette question. Un ou cent cadavres entre eux, ça ne change plus grand-chose.
Le gamin connaît précisément la réponse.
— Pour les Pelizzari, j’ai tué seize personnes, avoue-t-il en regardant son juge.
Seize. Un chiffre terrifiant.
Pire qu’un serial killer.
— Et je me souviens de chacun d’entre eux… De chaque visage, de chaque nom.
Chapitre 17
Paul lorgne dans le rétroviseur, presque étonné de ne pas apercevoir la calandre de la Mercedes collée au pare-chocs de la BMW.
Ils n’ont pas pu renoncer si vite. Ils ne renonceront jamais.
Alors, où sont-ils ?
C’est encore plus inquiétant de ne pas savoir où ils se trouvent que de les avoir aux trousses…
Qu’est-ce qu’ils mijotent ?
François, concentré sur la route, mains serrées sur le volant, sent ses entrailles se tordre de peur.
Mais peur de quoi, au fait ?
Mourir d’une balle dans la tête, c’est sans doute moins douloureux que de succomber d’une tumeur au cerveau ! Plus rapide, en tout cas.
Il a hésité à continuer cette cavale aux côtés de Paul.
Aux côtés de ce tueur à gages.
Cet assassin.
Mais une phrase l’a particulièrement troublé. Je n’ai pas eu le choix, je leur appartiens.
Ce mystère accorde à Paul le bénéfice du doute, au moins pour un temps. Oui, ce sont ces quelques mots qui ont décidé François à ne pas l’abandonner.
Ça, et l’angoisse d’avoir à affronter seul cette bande de tueurs assoiffés de sang.
Ou simplement la terrifiante idée de solitude.
Étrangement, en s’éloignant de Paul, François aurait l’impression de se rapprocher de la mort. Comme si, désormais, leurs vies étaient intimement liées, leurs destinées inextricables.
— Tu crois vraiment qu’ils nous ont lâchés ? demande-t-il.
— Ça m’étonnerait ! rétorque le jeune homme.
— Pourtant, ils semblent avoir abandonné la partie…
— Abandonné la partie ? On voit bien que tu les connais pas !
— Non, je ne les connais pas… Mais il n’y a personne qui nous suit et pourtant on roule depuis une heure.
Paul ne peut le contredire. Il faut se rendre à l’évidence : ils se sont enfuis. Finalement, il en a peut-être blessé un dans le jardin, cette nuit. Et son frère a été obligé de décrocher pour le conduire à l’hosto. Simple supposition… Il a réussi à les décourager ; il a gagné.
Seulement une bataille. Pas la guerre.
— J’arrive pas à le croire, avoue-t-il.
— L’important, c’est que ce soit vrai ! Ils ne sont plus à notre poursuite.
Malgré tout, le Petit garde les yeux rivés au rétroviseur. À s’en filer la nausée.
Avant midi, ils s’octroient une halte dans une petite ville au-dessus de Montpellier où François retire une forte somme d’argent au guichet d’une banque. Il voudrait prendre plus mais le guichetier refuse. On ne peut pas vous donner une telle somme en dehors de votre agence. Désolé, monsieur Davin… On ne peut même pas récupérer son fric comme on veut ? s’insurge Paul. Tout juste s’il ne dégaine pas son flingue pour persuader le caissier… Et vider tous les coffres, par la même occasion.
Ils achètent ensuite deux cartouches de clopes, quelques vêtements propres. Une boîte d’antalgiques, deux sandwichs, deux bières.
Pendant ce shopping tranquille, Paul guette sans cesse autour de lui, épiant le moindre coin de rue, le Beretta chargé à portée de main. Tandis que François affiche une étrange et soudaine sérénité.
Peut-être a-t-il enfin accepté l’idée de mourir. Quelle que soit la façon dont cela arrivera.
Peut-être n’est-ce qu’une sensation passagère ; que demain, la peur reviendra en force.
Ils reprennent la route, s’arrêtent non loin du patelin pour casser la croûte. Le sandwich dans une main, le pistolet dans l’autre, Paul ne laisse pas retomber sa vigilance.
— Raconte-moi, demande François.
— Quoi ?
— Je sais pas… Parle-moi de toi ! Je sais rien sur toi à part…
— Y a rien à savoir, tranche le jeune homme. Pas intéressant.
Pourtant, sa vie est tout sauf banale.
— Tu es né à Lyon ?
— Non.
— Tu n’es pas français, n’est-ce pas ?
— Roumain… Je suis né à Turda, en Transylvanie. Une ville au pied des Carpates.
Immanquablement, ce lieu évoque Vlad l’Empaleur… François frissonne, malgré les efforts du soleil.
— Et Paul, c’est…
— C’est pas mon vrai nom… Paul Costino, c’est ce qu’il y a d’écrit sur mes papiers d’identité. Ils sont faux, bien sûr… Je m’appelle Pavel. Ça veut dire Paul, en français. Pavel Costin, voilà, mon vrai nom.
Tout faux depuis le début.
François réalise la dose de mensonges qu’il a ingurgitée en quelques jours.
Paul, le Lyonnais, DJ dans une discothèque.
Pavel, le Roumain, tueur à gages pour la mafia.
Mais François réalise aussi qu’il n’a jamais vraiment cru à la première version.
— Il y a longtemps que tu es en France ?
— Je suis arrivé à treize ans.
— Tu parles bien notre langue, dis donc !
— Je parlais déjà avant de venir. Ma mère était prof de français à Oradea, dans un lycée. On aime beaucoup le français chez nous ! Elle voulait que ses enfants parlent les deux langues… Elle disait que peut-être un jour, on aurait la chance d’aller en France… T’as déjà visité la Roumanie ?
— Non, jamais.
— C’est beau… Mais c’est la misère !
Paul pose enfin son arme à côté de lui. Ils sont assis par terre, dans un champ un peu éloigné de la route, au bord d’un petit chemin.
Un calme incroyable, un ciel incroyable.