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Ce silence soudain fait tressaillir François.

François, qui a quitté son champ d’herbe rase, qui était dans ce salon contre le pied de la table, roué de coups. Obligé de travailler pour une bande de mafieux en échange de sa vie.

Ils restent un moment aphones, leurs yeux s’évitent.

— Tu veux la suite ? propose brusquement le gamin.

— Oui, bien sûr.

Davin en est-il vraiment certain ? Certain de vouloir suivre son guide plus avant dans les ténèbres… ?

Mais maintenant qu’il a ouvert la porte, François n’a plus le choix. Il doit descendre cet escalier sombre qui s’enfonce jusqu’aux entrailles pourries de l’humanité.

— Bruno m’a confié à un type qui s’appelait Manu. Je suis resté longtemps avec lui. Il était plutôt sympa avec moi. Mais chaque jour, il me rappelait que j’appartenais au Vieux, qu’il valait mieux pas essayer de le rouler. Pelizzari avait des hommes partout. Ils me retrouveraient, toujours, même si je partais à des centaines de kilomètres. Et m’exploseraient la tronche à coups de barre de fer… Bruno venait, souvent. Pour récupérer la recette et pour voir si je me comportais bien. Il me disait que je devais apprendre à mieux parler français, à lire et à écrire aussi parce qu’il avait de grands projets pour moi. Que j’allais devenir quelqu’un d’important. Et surtout, que j’avais pas intérêt à le décevoir !… Un jour, il m’a apporté des faux papiers. Je m’appelais désormais Paul Costino, Paulo pour les intimes… Manu m’a montré son boulot. Racketter, intimider. Corriger. Ceux qui ne payaient pas leurs dettes ou leurs impôts au Vieux. C’était dur mais j’ai vite pris le pli. J’ai appris à frapper, moi aussi… Fort. À menacer. À obtenir l’argent ou les renseignements. À me servir d’un calibre, pour impressionner. Manu et Bruno trouvaient que j’étais doué, que je faisais pas de sentiments ! Manu m’a promis que j’aurais bientôt un appart pour moi tout seul. Et une bagnole. Qu’il me fournirait un faux permis, m’apprendrait à conduire avant l’âge légal… Que j’aurais des filles, aussi.

— Des filles ?

— Ouais… D’ailleurs, je me souviens encore de mon cadeau d’anniversaire, pour mes quinze ans ! Ce soir-là, Manu a ramené une nana à l’appart. Une Roumaine, qui bossait pour lui. Parce que Manu, c’était un mac, tu vois… Moi, j’avais jamais touché une fille, ou pas grand-chose. Il voulait m’apprendre ! Je l’ai regardé, j’ai fait pareil.

François comprend mieux, soudain. Si c’est en observant un proxo avec une pute qu’il a appris… Surtout à quinze ans. Drôle de cadeau d’anniversaire.

— Un jour, Bruno m’a ordonné de tuer.

— À quinze ans ?

— Je venais d’en avoir seize. Un rival, quelqu’un qui menaçait de lui faire de l’ombre, je crois… Je voulais pas, moi ! Je voulais pas descendre ce type, je te jure. Mais il m’a rappelé que c’était ça ou la mort. La mort pour moi. Alors, j’ai obéi. Paraît que j’ai fait du bon boulot. Ils étaient satisfaits. Moi, ça m’a rendu malade, la première fois. Pendant plusieurs jours. Je pouvais plus bouffer, je vomissais tout le temps. J’avais envie de crever… Manu m’a expliqué que ça passerait. Et j’ai continué… Les menaces, le racket et les meurtres. Quand j’ai eu un peu plus de dix-sept ans, ils m’ont filé un appart, une bagnole. Ils me donnaient un peu de liquide, aussi.

— Le Vieux ne te payait pas ?

— Non. Puisque c’est moi qui lui devais du fric ! Le boulot, c’était pour le rembourser… Bruno m’accordait juste de quoi survivre mais pas de quoi m’enfuir.

— Et… pourquoi t’es-tu arrêté ?

Paul soupire. Il prend une cigarette, la triture un peu entre ses doigts, mais ne l’allume pas.

— Ça devenait difficile pour moi.

— Difficile de tuer ?

— Oui. Mais pas que ça. D’être l’esclave de ces gens… Tu comprends, toute ma vie, j’ai été qu’un esclave.

Toute ma vie… Il est si jeune, pourtant !

— J’ai commencé à me poser des questions.

— Tu aimais ton travail ? ose demander François.

— Tu veux savoir si je prenais mon pied en assassinant les gens, c’est ça ?

François hoche la tête, ses mains se crispent.

— Non. Mais pour supporter, je… Je me suis imaginé que j’avais du pouvoir. Oui, c’est ça : l’impression d’avoir du pouvoir. Le flingue dans les mains, je me croyais fort. Puissant. Dans le milieu, on me craignait beaucoup ! J’avais une réputation… Ils m’avaient même donné un surnom : l’ange de la mort…

François frémit à nouveau. Oui, un visage angélique, rieur. Qui devait inspirer confiance à ses victimes.

— Et puis progressivement, cet état de… Je sais pas le mot…

— D’excitation ? D’euphorie ?

— Oui, l’excitation est partie. Restait plus que le sang. La mort. L’odeur de la mort. Celle qui te quitte jamais… Tu peux te laver, des dizaines de fois, ça part pas… Mais j’avais plus le choix, alors j’ai continué. J’essayais de voir les bons côtés. J’avais à bouffer tous les jours, je savais où dormir. Manu était même devenu mon pote. J’étais respecté dans ce milieu, respecté par Bruno et son père… Du moins, je le croyais ! Ils m’accueillaient chez eux, ce qu’ils ne faisaient pas avec les employés, d’habitude. Oui, le Vieux m’aimait bien, Bruno aussi. Il me considérait un peu comme un fils. J’avais un père, à nouveau. Un père aussi salaud que le premier, mais beaucoup plus puissant ! Instruit, intelligent. Richissime… Je l’admirais, Bruno. Pourtant, il y a quelques mois, c’est devenu trop dur… Vraiment trop dur ! Les dernières exécutions se sont mal passées. J’ai hésité. Et quand t’hésites à tuer… C’est que tu vaux plus rien.

— Comment tu assassinais ces gens ? interroge François.

Il ne peut s’empêcher d’exiger des détails sordides. Peut-être espère-t-il ainsi parvenir à détester Paul.

— En général, avec un flingue. Sauf quand Bruno voulait que ça passe pour un accident. Fausses pendaisons, fausses overdoses…

— Qu’est-ce que tu as fait quand tu as vu que ça devenait trop dur ?

— J’en ai parlé à Bruno et à Gustave. C’était il y a un mois. Je leur ai dit que je voulais reprendre ma liberté, que j’avais remboursé ma dette. Que je voulais changer de vie, retourner chez moi. Le Vieux m’a répondu que j’étais un bon élément et que si c’était le fric que je voulais, il pouvait arranger ça… Je lui ai expliqué que c’était pas le pognon. Que je voulais vraiment décrocher ! Il a promis d’y réfléchir. Quelque temps après, il m’a rappelé : il était d’accord, à condition que je fasse un dernier boulot pour lui. Un boulot très important dont dépendait l’avenir de la famille. J’ai accepté. La semaine d’après, je suis parti en Afrique…

— En Afrique ?

— Je devais descendre deux personnes à Mogadiscio. Deux Italiens. J’ai rempli le contrat, en me répétant que c’était la dernière fois. Après la mission, je suis rentré en France. Je suis arrivé à Marseille, un des types de Bruno m’y attendait. On a fait un détour pour aller récupérer un colis… Les cinq kilos de coke. Marco m’avait demandé de prendre la marchandise au passage. C’était souvent moi qui étais chargé de convoyer ce genre de cargaison ! J’ai pris livraison de la came, je suis remonté avec le type. Le Vieux nous attendait dans son haras…

— Je ne l’imaginais pas dans un haras !

— Ouais… Il aime bien les canassons, je crois… C’est au nord de Lyon, pas très loin de Neuville-sur-Saône. Il y passe souvent ses week-ends en famille. Pendant tout le trajet, je me suis dit que tout ça allait enfin finir. J’avais des doutes, bien sûr… Des doutes sur ce que j’allais faire après. Mais j’étais décidé. Plus de meurtres. Je voulais plus de toute cette merde ! Surtout que l’exécution en Afrique a été vraiment difficile… Comment tu dis ?