— Merde, c’est pas vrai…
— Il y a différentes façons de faire. Pour les déchets industriels, ils partent sur des cargos ou des porte-conteneurs. La marchandise est balancée par-dessus bord, au large des côtes africaines. En Somalie, surtout. C’est facile là-bas. Pour les déchets des labos pharmaceutiques ou les déchets hospitaliers, on les emmène en camion et on les dépose dans des décharges, comme celle que tu as vue sur la photo… On y jette aussi les vieux appareils ménagers pleins de gaz nocifs, ou même des huiles de vidange.
— Mais… les gouvernements locaux laissent faire ?
— Y a pas de gouvernement là-bas ! C’est le bordel ! Suffit de livrer en même temps des armes aux miliciens pour qu’ils ferment les yeux ! Et ça fait un double rapport. Parfois même, si c’est des déchets nucléaires, on coule le bateau. Je sais que le cousin en a coulé pas mal, en Méditerranée…
— Non, tu délires !
— Je te jure que c’est vrai. Les gouvernements sont tous complices. Tous.
Déchets nucléaires. Déchets toxiques. Industriels, hospitaliers, pharmaceutiques.
François regarde encore les photos, hébété. Anéanti. À un moment, sur un des clichés, il croise une femme. Une jolie brune, la quarantaine.
— C’est elle la journaliste que tu as tuée ?
François a de la haine dans la voix. Ça déborde jusque dans ses yeux. Un fût de déchets toxiques vient de se déverser dans sa tête, aussi.
— Oui. Elle s’appelait Ilaria.
Cette femme qui a eu le courage avec son assistant d’aller dans ce pays de tous les dangers pour faire connaître au monde l’horreur de ce trafic… François a son assassin à côté de lui. Juste à côté.
Il voyage avec depuis des jours.
Il l’appelle Petit, l’a fait passer pour son fils.
— T’es vraiment qu’un salaud…
Paul garde les yeux baissés.
— T’entends ? T’es qu’un salaud !
— Oui, j’entends.
Davin s’éloigne un peu.
— Comment as-tu pu commettre une chose pareille ? Comment tu as pu faire tout ça ?
— J’avais pas vraiment le choix…
— Si, on a toujours le choix ! hurle Davin. Tu aurais pu te tirer ! De toute façon, ça a changé quoi de l’avoir tuée, hein ? Ils veulent ta peau quand même ! Comment tu as pu assassiner cette femme ?
Paul garde les mâchoires soudées. François, appuyé sur le capot de la voiture, tente de retrouver un semblant de calme.
Jusque-là, il avait essayé. Essayé de se persuader que les victimes étaient des pourris, des truands, des rivaux. Mais cette femme…
— C’était horrible, confesse soudain Paul. Ça m’a jamais fait aussi mal… J’ai cru que j’y arriverais pas.
— Ah ouais ? Mais tu y es arrivé ! Ça ne t’a pas posé de problème !
— Ne dis pas ça…
— Tu l’as tuée comment ?
— Une balle dans la tête.
François recommence à tourner en rond. Il shoote dans les cailloux. Ça roule, dans sa tête. Ça tangue. Ça chavire.
Il a besoin de vomir toute la merde qu’il vient d’ingurgiter de force.
— T’es qu’une petite ordure ! De la pire espèce…
Les yeux du gamin brillent avec le soleil. Mais ce ne sont même pas des larmes. Il prend une cigarette, pour se donner le courage d’affronter son ami, tribunal à lui tout seul. Et continuer à se confier. À plaider coupable.
— Elle ressemblait à ma mère. Je revois tout le temps son visage… J’arrive pas à l’effacer.
— J’espère qu’elle te hantera jusqu’à la fin de tes jours ! assène François.
— T’en fais pas, je risque pas de l’oublier.
— Tu crois que tu vas m’attendrir, avec tes belles paroles, petit enfoiré ? Heureusement qu’elle est morte, ta mère ! Parce que si elle te voyait… Si elle voyait ce que tu es devenu…
Paul encaisse. Mais il vacille. Ses yeux brillent de plus en plus. Alors il baisse la tête.
Au bout d’un moment, François se rassoit. Épuisé. Écœuré.
Sa colère retombe, lentement. La lie se redépose au fond.
Il a connu Pavel avant de connaître Paul. A rencontré l’enfant avant de rencontrer le tueur.
Pendant des jours, il a vu autre chose qu’un assassin.
Il est encore temps de le juger, certes. Et même de le condamner.
Mais il est bien trop tard pour le haïr.
Les minutes passent. Paul allume une nouvelle cigarette. Et enfin, François voit sa main trembler.
Cette main qui n’hésite pourtant jamais.
— Tu as le droit de me détester… De me balancer tout ça à la gueule. De dire que je vaux rien, que je suis rien ! Tu peux même prendre le flingue, si tu veux. Et me tuer. Je t’en empêcherai pas.
— Je suis pas un meurtrier, moi ! rappelle François.
— Non. Toi, t’es un mec bien.
Encore un long silence. Qui les sépare, les rapproche. En même temps. Tellement de choses se mélangent dans le cerveau abîmé de François. Sa propre vie, ses propres malheurs. Et ceux du petit Pavel. Embrigadé de force dans cette armée de monstres qui l’a modelé à son image. Mais qu’il a voulu quitter. À qui il a eu la force de s’opposer.
— Tu vas me laisser ici ?
Encore et toujours cette peur d’être abandonné. Comme la première fois. D’être jeté à la rue, en plein hiver.
— Je sais pas… Je sais plus.
— Je t’ai menti parce que j’avais honte. J’aurais voulu que tu croies que j’étais quelqu’un de valeur.
François cale son front entre ses mains, les coudes sur les genoux.
— Je vais m’en aller, ajoute Paul. C’est pas possible qu’on continue comme ça… Tu me détestes, je ne veux pas voir ça dans tes yeux.
— Je ne te déteste pas…
— Tu me méprises. C’est encore pire !
François ne songe pas à le contredire. Le gamin remet la pochette dans son sac, le flingue à sa ceinture.
— Tu sais, François, si… Si j’avais eu un père comme toi, je serais pas devenu un tueur… C’est en te rencontrant que je l’ai compris.
Cette fois, c’est François qui chancelle. Le Petit veut se lever, il le retient par le bras.
— Reste là… On a commencé ensemble, on va finir ensemble.
Paul a du mal à y croire. Ses grands yeux gris reflètent la stupeur, l’incompréhension. Et une émotion qui ne connaît plus de limite. Circonstances atténuantes accordées par le jury. Il ne s’y attendait pas. Ne l’espérait plus, de personne.
— Tu vas la vendre, ta came. Tu vas récupérer le fric et te tirer loin d’ici. Pour leur échapper, pour reconstruire ta vie. Moi, je garderai ce dossier… On va se les faire, ces fumiers ! Tu verras… Je vais filer cette enquête à la presse, le film et les photos passeront à la télé.
— Mais…
— Tu lui dois bien ça, à cette journaliste, non ? Sinon, pourquoi tu as emporté ce dossier avec toi ?
— Je ne sais pas. Pour faire pression sur le Vieux, au cas où… Je me suis dit que ça pouvait servir.
— Oui, on va s’en servir.
— C’est trop gros, François. Trop gros pour nous !
— Rien n’est impossible, Petit. Rien, tu entends ? Alors on va repartir ensemble et trouver une solution. D’accord ? Je vais te sortir de là. Fais-moi confiance.
Paul le dévisage, un peu abasourdi. Jusqu’à ce que sa vue se brouille. Que son cœur se vide par les yeux.