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Qu’il n’accomplira plus jamais.

Il ne voit pas l’ombre qui le guette. Le néant qui a ouvert une gueule béante, déjà. Pour l’engloutir à tout jamais.

Il marche vers l’ascenseur d’un pas tranquille, songeant peut-être au bon petit plat que lui a préparé son épouse dévouée.

Le fauve sort des ténèbres. Desrovières se fige, d’instinct. Une apparition foudroyante. Un regard clair qui le dévisage avec tristesse. Désespoir, presque. Des yeux qui demandent pardon.

Mais pardon de quoi ?

Il n’a pas encore remarqué l’arme que ce jeune inconnu serre dans sa main droite.

— Bonsoir…

— Bonsoir, répond Paul. Vous êtes bien Alain Desrovières ?

— Oui, c’est moi. Pourquoi ?

— Parce que je vais vous tuer.

Paul lève son bras droit. La cible laisse tomber sa veste, ne cherchant même pas à fuir. Paralysie face à la mort.

Paul fait deux pas en avant ; cette fois, Desrovières recule. Il se retrouve dos au mur.

— Non ! implore-t-il en mettant sa mallette devant son cœur, comme un gilet pare-balles.

— Je n’ai pas le choix.

— Mais pourquoi ? Pourquoi moi ? Qui veut me tuer ? Qui ?

Ultime cadeau. Lui révéler l’identité de son bourreau. Qu’il ne meure pas dans cette intolérable incertitude.

— Gustave Pelizzari et ses fils. Ce sont eux qui veulent votre peau. Moi, je dois leur obéir pour sauver ma sœur qu’ils retiennent en otage.

— Mais… On pourrait appeler la police ! tente Desrovières. On pourrait…

Une phrase qu’il ne finira jamais.

Une balle vient de l’atteindre, en plein milieu du front. Détonation assourdissante qui résonne encore contre les murs de cette tombe de béton.

Desrovières lâche son attaché-case et s’effondre. Sa bouche est restée ouverte, crispée sur ses dernières paroles. Quelques soubresauts agitent son corps.

Paul s’approche ; grand froid dans sa tête, grand vide dans son ventre. Il faut signer. Deux balles dans le cœur.

Il reste pétrifié un instant avant de s’évaporer à la vitesse de la lumière.

* * *

Sale.

Tellement sale.

Arrêté dans une rue, non loin du parc de la Tête d’Or, Paul essuie sa main droite. Il s’acharne à l’aide d’un mouchoir en papier déniché dans la boîte à gants.

Pourquoi moi ?

La voix de sa victime ondule dans son crâne telle une brise assassine. Il continue de frotter sa main. Elle ne porte aucune trace, pourtant.

Juste une invisible souillure.

Paul a l’impression que son visage même est maculé d’hémoglobine. Il vérifie dans le rétroviseur. Non, son visage aussi est intact.

Les sirènes, au loin. Trop tard.

Il n’a jamais raté une cible. Jamais.

Il jette le mouchoir déchiqueté par la portière, allume une cigarette et prend le portable pour composer le numéro de la boîte, une des discothèques de Bruno. Il compte les sonneries. Il y en aura sept. Un homme décroche.

— Oui ?

— C’est Paulo. C’est fait.

Il raccroche, retombe dans sa solitude meurtrière. Les larmes tentent un come-back, Paul les refoule. Pourquoi pleurer cet homme ? Cet inconnu.

Non, ce n’est pas pour lui qu’il a envie de chialer. Pour qui, alors ? Pour Marilena, peut-être. Presque devenue une étrangère, elle aussi. Des années, passées si vite. Passées si loin. Pourtant, jamais il n’a cessé de penser à elle. Comme on pense à son avenir.

Des larmes pour lui, alors. Pour rattraper le temps perdu. Pour toutes celles qu’il n’a pas versées.

Il se laisse aller à nouveau, évacue le trop-plein. Ou le trop vide. Il ne sait plus très bien. Il se laisse submerger, soulagé.

Les visages défilent. Sa mère, ses sœurs. Alex, Mihail, Iosif. Gustave, Bruno. Même son père. Et puis, c’est l’interminable cortège. Celui des victimes.

Jusqu’à ce que le portable sonne à nouveau. Il sèche ses yeux.

— Allô ?

— C’est moi, François… T’es où ?

— Près du parc de la Tête d’Or.

— Tu… Tu l’as fait ?

— Bien sûr.

Un long silence accueille l’aveu du crime.

— Où dois-je te rejoindre ?

— On peut se retrouver devant un bistrot… Ça s’appelle le Temple, c’est deux rues derrière la gare.

— Le Temple, OK. J’y vais tout de suite.

— Je t’attends.

— Pelizzari a rappelé ?

— Pas encore.

Ils se séparent. Paul garde le téléphone dans sa main. Pourvu que la batterie tienne le choc. Pourvu que je tienne le choc.

Il essuie une deuxième tempête. S’invente une nouvelle vie, s’écrit un autre passé.

Il voit son père surgir derrière les grilles de l’orphelinat. Son père qui vient le chercher, enfin.

Il a le visage de François.

Paul disparaît dans les toilettes. Il se lave frénétiquement les mains, jusqu’à se brûler la peau sous l’eau chaude. Puis il s’asperge la figure. C’est la quatrième fois depuis qu’ils ont investi ce bistrot ringard.

Trois heures qu’ils attendent le coup de fil de Pelizzari. Ce salaud de Bruno est capable de les laisser poireauter plusieurs jours ! Une vengeance comme une autre. Une torture raffinée.

Encore un peu de savon, pour venir à bout du sang imaginaire. Ça ne lui faisait pas ça, avant. Alors pourquoi ce soir ?

Parce qu’il a changé.

— Ça va ?

Il relève la tête, tombe nez à nez avec François, à l’envers dans le miroir.

— Ouais.

— Ça fait au moins dix fois que tu te laves les mains, Petit…

— Et alors ?

— Alors rien… S’il n’appelle pas ce soir ?

— On avisera. On se trouvera un coin pour dormir. C’est pas compliqué… Mais tu peux encore te tirer, si tu veux… Il est encore temps.

— Non, je ne veux pas te laisser.

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas.

Te laisser ? Pour faire quoi ? Pour aller où ?

Ne pas perdre l’ultime repère dans cette vie sens dessus dessous. Depuis des jours, François se cherche une raison de mourir. Une seule bonne raison.

Il l’a trouvée ; elle est là, devant lui.

Il sourit tristement au miroir ; la plupart du temps, on se cherche une raison de vivre.

Pas une raison de mourir…

* * *

Il y a des journées plus longues que les autres.

Qui se déroulent à l’infini.

Depuis plus d’une heure, Paul est figé devant la fenêtre entrouverte, droit comme un piquet. Comment parvient-il à rester ainsi debout, quasiment immobile ?

François l’observe, tout en marchant. Il a enfin vaincu le mal de tête qui l’avait cueilli au réveil. Des douleurs atroces, lancinantes. Des vertiges, des nausées.

La routine, presque.

Maintenant, François tourbillonne dans cette chambre d’hôtel avec vue sur rien.

Alors, qu’est-ce que le gosse peut bien contempler au travers de ces carreaux dégoulinants de pluie ? Comme hypnotisé, victime d’un sort. Sans doute se concentre-t-il sur les événements à venir. Si Pelizzari se décide enfin à appeler. À les délivrer de cette terrible attente.

Mais peut-on être pressé de courir vers sa propre perte ?

— Si on faisait une copie du dossier ? suggère soudain François. Lorsque tu seras devant Bruno, tu lui dis que j’ai une copie et que s’il ne vous laisse pas partir, je la file aux médias…