Chapitre 5
Chambre 113
Son front tombe entre ses mains. Son crâne pèse un bon quintal.
C’est si lourd, une tumeur…
Un glioblastome. Voilà l’assassin qu’il fuit depuis deux jours.
Assassin qui le rattrapera, où qu’il aille. Qui le tuera, c’est certain.
— Mal à la tête ? s’enquiert Paul.
François oublie de répondre et s’exile dans la salle de bains. Il y a un miroir, bien sûr. Comme dans toutes les salles de bains. Dommage, il n’échappera pas à cette image qu’il voudrait tant pouvoir fuir. Évidemment, rien de comparable au jeune loup qui squatte sa vie depuis hier… Dire qu’avant, il aimait s’admirer de longues minutes dans la glace. Même que Florence se moquait souvent de cette manie de nana égocentrique !
Flo… Que fait-elle à cette heure-ci ? A-t-elle réussi à dormir, cette nuit ?
François entre dans la baignoire. Paul est passé par là, n’a pas pris la peine de remettre de l’ordre ou même simplement de nettoyer. Il s’est servi de ses affaires de toilette, en plus ! Il se sert bien dans ses poches, alors… Il faudra songer à le larguer sur le bord d’une route aujourd’hui. Avant qu’il ne lui subtilise son fric, sa carte bleue et pourquoi pas sa voiture.
François laisse l’eau chaude réveiller son corps meurtri. Il n’a pas les idées très claires, navigue au sextant dans une nuit encore épaisse. Quelques minutes sous la caresse liquide, chaude, délicieuse. Un peu comme les mains d’une femme sur sa peau. Les mains de Flo…
Il se lave les dents en espérant que Paul n’a pas utilisé sa brosse, discipline rapidement ses cheveux. Ne pas rester trop longtemps face à son reflet.
Dans la chambre, il retrouve son auto-stoppeur en train d’observer les retraités qui partent en excursion.
— Vous voulez un petit déjeuner ?
— Ouais, je veux bien… Merci.
François décroche le téléphone.
— Bonjour. Monsieur Davin, chambre 113. Nous aimerions un petit déjeuner.
Il tourne la tête vers Paul.
— Thé ou café ?
— Café avec du lait !
— Café noir et café au lait… Oui. Merci.
François finit de s’habiller sous l’œil impudique de son copain de chambrée.
— Vous êtes bien pour votre âge !
Ça vient de tomber sur le silence comme un cheveu sur la soupe.
— Pour mon âge ?
— J’ai pas voulu dire que vous êtes vieux ! C’est pas ça… Excusez-moi. J’voulais pas vous vexer !
— Sans importance, prétend Davin.
Quelqu’un frappe à la porte, Paul se précipite ; une demoiselle, chargée d’un plateau bien trop lourd pour elle. Le jeune homme se fait un plaisir de la délester de son présent. Elle lui sourit, apparemment sous le charme. Il la remercie, la raccompagne, en fait des tonnes. Avec sa voix enjôleuse, parée de cet accent aux notes chaudes, inconnues. François soupire, la fille s’éclipse enfin. Elle ne l’a même pas vu, sans doute. Trop occupée à dévorer l’autre des yeux.
Et après ? Qu’est-ce que j’en ai à foutre ?… Une gamine, vraiment pas mon genre… Ce novice ne doit même pas savoir ce qu’est une vraie femme, il doit encore jouer dans la cour des petits !
Une vraie femme. Flo.
Elle lui manque et pourtant… Il ne la rejoindra pas aujourd’hui. Il ne la rejoindra peut-être jamais.
Rester près d’elle ? Qu’elle me voie agoniser, devenir laid, infirme ? Qu’elle assiste à ma déchéance avant d’assister à ma mort ?
S’il était à sa place, comment réagirait-il ? Il voudrait qu’elle demeure auprès de lui, voudrait partager cette épreuve avec elle. Il lui reprocherait de choisir la fuite.
Mais il n’est pas à sa place, Flo n’est pas à la sienne.
Personne ne peut prendre sa place. Personne ne peut mourir à sa place.
On peut partager sa vie, pas sa mort.
Non, François ne trouve pas le courage de rentrer, d’annoncer à tous l’horrible vérité. Braver les regards compatissants ou désespérés, il n’en a pas la force. Affronter les pleurs de sa femme… Vraiment trop dur.
Trouver les mots pour rassurer les autres, alors qu’il est mort de trouille… un comble ! Et pourtant, s’il fait demi-tour, c’est ce qui l’attend, il le sait.
Les deux hommes s’assoient de part et d’autre de la petite table ronde. Paul noie son café dans le lait, y ajoute deux sucres puis tourne frénétiquement sa petite cuiller dans le breuvage que François trouve écœurant. Il attrape un croissant, le trempe dans sa tasse avant de l’engloutir en deux bouchées. Davin le fixe, choqué par son manque cruel d’éducation. Il y a quatre croissants dans le petit panier en osier. Paul en avale deux en moins de trois minutes.
— Vous mangez pas ? s’étonne-t-il, la bouche pleine.
— Pas très faim…
François réalise alors qu’il est à la diète depuis son départ de Lille. Seulement du café et de l’eau. La tumeur aurait-elle fait des petits dans son estomac ?
— Vous pouvez tout prendre, si vous voulez.
Paul ne se fait pas prier, les deux dernières viennoiseries sont expédiées en cinq minutes chrono.
— Vous allez par où, aujourd’hui ?
— Je ne sais pas trop, avoue Davin.
Un type qui ne sait pas où il va. Qui ne sait pas s’il a bien dormi. Sait-il au moins d’où il vient ? Qui il est ?
— Vers le sud, je pense.
— Vous pouvez m’emmener ? espère le jeune homme.
— Et vous, vous savez où vous allez ? s’amuse François.
— Je descends sur Marseille.
— Vous avez de la famille, là-bas ?
Il n’a vraiment pas l’accent cigales et pastis, mais pourquoi pas ?
— Non, juste un pote.
— Très bien, je vous déposerai à Marseille.
— C’est cool.
Les yeux de Paul pétillent. François remarque alors qu’ils sont presque de la même couleur que les siens. Bleus mais tirant sur le gris. Ça contraste agréablement avec sa peau mate. Pas étonnant que la midinette de l’hôtel ait fait du zèle.
Une demi-heure plus tard, François paye la note à l’accueil tandis que Paul en profite pour envoyer des œillades libidineuses à la soubrette qui traîne là comme par hasard. Il ne semble pas gêné de se faire entretenir mais, sur le parking, il remercie tout de même son généreux bienfaiteur.
— C’est vachement sympa, vraiment.
François ne dit rien, il prend le volant. Paul se hâte de monter, craignant peut-être que son chauffeur, changeant d’avis, ne l’abandonne dans ce bled. Il pourrait toujours refaire du stop mais préfère voyager en première classe.
Surtout, ne pas perdre la MasterCard de vue.
Petit vent frais et ciel laiteux, ce matin. Premiers symptômes de l’automne en marche.
Mon dernier automne.
François règle la climatisation sur vingt-deux degrés, met un disque dans l’autoradio. Les archets glissent sur les cordes, Paul soupire mais n’ose protester.