Bruno s’approche, tout près. Et murmure :
— Tu veux qu’on la baise devant toi, Paulo ?
Paul blêmit, à peine. Sa tension artérielle fait un bond impressionnant. Pourtant, il garde un air impassible.
Ne pas paniquer.
— Tu perdrais ton temps… Je connais pas le nom de ces types. Votre poudre, vous pouvez faire un trait dessus. Fallait me laisser partir !
— On ne quitte pas la famille comme ça ! martèle Gustave avec colère.
— Après tout ce que j’ai fait pour vous ! s’insurge le gamin.
— Et moi ? rappelle Bruno. Je ne t’ai pas laissé la vie sauve ? Je ne t’ai pas traité comme un fils ?
— Comme un fils ?
Paul préfère arrêter de les provoquer. Ne pas attiser leur colère.
Le Vieux quitte enfin son fauteuil. Résigné à se satisfaire de ce qu’il a obtenu. Le principal, c’est que l’enquête de la fouille-merde italienne soit en lieu sûr. Pour le reste…
Il se plante face à Paul.
— Tu m’as trahi, mon garçon. Et ça, c’est impardonnable. Je t’aimais bien, tu sais… Oui, j’avais de l’affection pour toi. Je crois que j’aurais pu faire une exception pour toi. Seulement, tu as fait bien plus grave que me trahir… Tu m’as enlevé ma fille et surtout, un de mes fils. Pour ça, il n’y a aucun pardon possible… Tu le sais, n’est-ce pas ?
— Oui, je le sais. Mais c’était lui ou moi. J’avais pas le choix ! Quant à Adelina, je ne l’ai pas forcée. Et ce sont tes hommes qui l’ont abattue !
— À cause de toi, Paul. À cause de toi… De toute façon, elle n’a eu que ce qu’elle méritait. J’espère seulement que Dieu lui pardonnera. Mais Marco… Marco, c’est une plaie dans mon cœur. Une souffrance que seul ton sang pourra apaiser !
— Ma sœur n’a rien à voir avec ça. Maintenant que je suis là, tu vas avoir ce que tu veux… Tu vas pouvoir me tuer. Alors libère-la ! Elle n’est pour rien dans tout ce merdier !
Sa mission est là. La mission de sa vie. Décider le Vieux et surtout Bruno à épargner Marilena. Il va falloir ramper, peut-être. Et après ?
— Pourquoi je t’accorderais cette faveur ? Tu m’as volé, tu m’as trahi, tu as tué mon fils…
— Ouais ! ajoute Bruno avec rage. Tu as tué notre frère, alors on va buter ta sœur ! Œil pour œil, dent pour dent !
— Ça ne vous ramènera pas Marco !
— Mais ça va nous soulager, assène Enzo. Le pire, c’est que tu vas être au spectacle ! On va aller la chercher, on va s’occuper d’elle et…
Perdant brusquement son calme, Paul se jette sur le cadet. Bruno intervient, la lutte est acharnée, violente. Une droite dans la mâchoire envoie le gamin valser contre la cloison. Puis il encaisse une dérouillée d’anthologie ; déluge brutal de coups de pied, de coups de poing. Paul ne fait pas le poids face aux deux frangins, véritables forces de la nature. À terre, il capitule enfin, se recroquevillant sur ses douleurs. Mais Enzo continue à cogner, avec les mots et un odieux sourire.
— On va se la faire, ta sœur ! Je suis sûr qu’elle est bonne !
Paul reste un moment inerte. Puis, dans un sursaut de dignité, il essaie de se relever. Il se regroupe, s’accroche à une caisse en bois. Nausée, vertige.
— T’es bien par terre ! beugle Bruno en lui administrant un ultime coup de pied dans le dos. Restes-y !
Paul abdique, il renonce à se mettre debout. Une main amarrée à la caisse, l’autre pressée sur son abdomen, il compte les perles d’hémoglobine qui gouttent sur le béton sale. Ne pas tourner de l’œil.
Réfléchir, trouver les mots. Paul sait qu’il a encore une chance. Parce que le Vieux n’a jamais aimé s’en prendre aux enfants. Ni lui, ni Bruno d’ailleurs. Oui, il doit bien y avoir encore une parcelle d’humanité chez eux. Quelque part…
— Je vous en prie !
Implorer, il ne reste plus que ça. Il est venu jusqu’ici pour sauver Marilena. Il a décidé de donner sa vie pour ça.
— Je vous en prie, laissez-la partir…
Il sonde le visage buriné du patriarche, y espérant une once de pitié.
— Pourquoi te ferais-je ce cadeau, mon garçon ?
— Je pouvais plus continuer, explique-t-il en baissant les yeux. J’y arrivais plus… C’est pour ça que j’ai voulu partir. J’ai essayé de vous le dire mais vous n’avez pas voulu m’écouter ! Je voulais pas vous trahir. Je voulais juste arrêter. Elle n’est pour rien dans tout ça… S’il vous plaît.
Le Vieux retourne s’asseoir, Bruno s’appuie au bureau. Il semble bien s’amuser. Il tient sa vengeance, enfin. La savoure pleinement.
Paul veut encore se redresser, comme par réflexe. Mais Enzo veille au grain. Nouveau choc dans le dos.
— Je retravaillerai pour vous ! essaie Paul en désespoir de cause. Je buterai qui vous voudrez si vous la laissez partir !
Les Pelizzari éclatent soudain de rire. En chœur.
Paul s’attend au pire.
Bruno s’accroupit, enfonce ses prunelles de charbon au fond des siennes.
— On va pas la tuer, ta petite sœur… On n’a jamais eu l’intention de la tuer !
Le Petit connaît un instant de bonheur, fugace. Aurait-il gagné ?
Mais ce qu’il lit dans les yeux de son tortionnaire le ramène bien vite à la réalité. Bruno donne le coup de grâce.
— Tu es encore plus con que je le pensais, Paulo ! Flinguer une gamine mignonne comme ça, c’est vraiment un sacrilège, non ? Du gaspillage…
— Qu’est-ce que vous allez faire d’elle ?
— La vendre, bien sûr.
— Mais… Elle n’a que quatorze ans !
— Ben justement, on la vendra un peu plus cher, comme ça ! J’ai déjà trouvé un client, figure-toi. Mes hommes l’ont emmenée à l’usine, il doit venir la chercher cette nuit.
Bruno se relève, Paul entame une chute vertigineuse.
— Eh oui ! renchérit Enzo d’un ton sadique. Elle va partir en Belgique, ta sœurette ! Et crois-moi sur parole, elle va apprendre des tas de choses qu’elle connaît pas encore !
— Tu imagines, Paulo ? poursuit Bruno. Tu imagines ce qu’ils vont lui faire subir ?…
Ils rigolent encore un bon coup. Paul n’arrive plus à respirer.
Oui, Marilena va rester en vie. Mais s’il le pouvait, en cet instant, il la tuerait de ses propres mains pour lui éviter ça. Il sent les larmes arriver. Ses nouvelles amies depuis des jours. Il tente de les refouler, n’y parvient pas.
— Oh ! Vous avez vu ça ? s’exclame Enzo. T’es devenu une gonzesse ou quoi ?
Encore une bonne raison de se marrer. Ils ont tout ce qu’ils voulaient ou presque.
Il est temps de passer à la conclusion.
Bruno et Enzo remettent le gamin sur ses pieds, le tenant chacun par un bras. Paul croise le regard du Vieux. Inutile de supplier encore, ça ne servirait à rien.
Ils lui attachent les poignets dans le dos.
— On va même pas gaspiller une balle pour toi, chuchote Bruno dans son oreille. On va te ligoter les chevilles et te balancer dans le Rhône… J’espère que tu sais nager, mon garçon ?
— Tuez-moi d’abord !
Sa prière s’échoue dans le néant.
Paul vacille, suffoque de plus belle. Mais il ne peut plus tomber, solidement retenu par deux poignes d’acier qui l’entraînent vers son funeste destin.
Plus d’espoir, plus d’avenir.
Plus rien.
Il n’a même pas sauvé sa sœur. Même pas sauvé ces enfants qui meurent en Afrique. Même pas sauvé François. Même pas sauvé sa propre peau.
Il a échoué. N’a pas rempli le contrat.
Il continue à sangloter, terrorisé comme jamais il ne l’a été. Si, le jour où il s’est retrouvé dehors, avec la main d’Huna dans la sienne, avec Marilena dans ses bras. Oui, la même frayeur que ce jour-là.