Grande messe inachevée de Mozart.
François monte le son.
Inachevée.
Comme ma vie.
Il se retient de chialer tandis que les polyphonies vocales explosent dans l’habitacle.
Grande messe… inachevée mais sublime.
Pas comme ma putain de vie.
Lentement, il réalise que son existence touche à sa fin. Que bientôt, il sera mort. Qu’il a construit tout cela pour rien. Qu’il a bâti une carrière extraordinaire, négligeant sa vie privée pour arriver à rien.
Il aurait mieux fait… Une déferlante de regrets, une légion de remords viennent l’assaillir. Escadrons successifs, attaques en rafales.
Toutes ces heures à bosser comme un dingue pour se hisser tout en haut. Lui qui venait du bas de l’échelle. Qui refusait de vivre en HLM, de rouler dans une Renault d’occasion, d’acheter ses fringues au supermarché, de passer ses week-ends devant la télé par manque de moyens.
Finalement, ses week-ends, il les a passés à travailler, la plupart du temps.
Son père, simple ouvrier, a travaillé dur, lui aussi. Pour faire vivre — survivre — sa famille, tandis que sa mère se tapait du repassage ou des ménages au black pour que leur fils unique puisse aller à la fac. Pour qu’il ne soit pas tout le temps fauché, comme eux. Pour qu’il ait une belle vie, contrairement à eux.
Qu’a fait François pour les remercier ?
Des cadeaux, pour pallier ses absences, pour se donner bonne conscience. Des objets high-tech dont ils ne se servaient quasiment jamais. Quelques billets laissés sur la toile cirée, au terme d’une brève visite dans l’appartement qui lui filait la nausée. Trop modeste, trop petit, trop prolo. Cette odeur de bon marché, de Formica, de compressé.
Cette carence de luxe, de classe.
Insupportable.
Une heure ou deux, dans le meilleur des cas, pendant lesquelles il lorgnait toutes les dix minutes par la fenêtre pour voir si un zonard ne reniflait pas de trop près sa berline.
Faut que j’y aille, maman, j’ai du boulot par-dessus la tête.
Bien sûr, mon chéri, je comprends…
Elle comprenait toujours tout. Ce qu’il ne disait pas, surtout.
Il a renié ses origines, ses racines enfouies dans un terreau qu’il jugeait trop pauvre.
Lui qui rêvait de faste, de confort, de fric. D’apparat.
Mais surtout, de pouvoir. De puissance.
Il continue à rouler, droit devant lui. Vers le néant.
Son esprit est vide. Ou trop plein.
Combien de fous rires, ces dernières années ? Il pourrait les compter sur les doigts d’une main.
Tellement de choses qu’il a ratées ou n’a pu connaître, encore…
La circulation est fluide, François ne dépasse pas les cent trente, maîtrisant parfaitement son bolide embourgeoisé. Le soleil apparaît enfin, réussissant une aveuglante percée au milieu du voile terne. Une belle journée de septembre s’annonce.
Mon dernier mois de septembre.
Mais dans son crâne, un complot se trame. Petite douleur lancinante, au début. Vicieuse, sournoise, qui s’immisce lentement dans chaque parcelle de matière grise. Avant d’exploser soudain, telle une grenade à fragmentation, pulvérisant tout sur son passage.
François ferme les yeux une seconde, serre les mâchoires. Livide, ses mains tremblent. Son front perle de sueur malgré la clim parfaitement réglée.
— Ça va pas ? s’inquiète son passager.
— Je… On va s’arrêter à la prochaine aire de repos…
Voix bancale, doigts crispés à mort sur le volant cuir. Tenir encore quelques minutes. Avec ces tisonniers qui se fichent au plus profond de son cerveau, cette nausée fulgurante qui lui soulève les tripes.
Tenir.
Enfin, un panneau indique une aire à deux kilomètres. François accélère, la voiture dépasse allègrement les cent soixante. La bretelle de sortie se présente, il se rabat sur la droite, faisant une queue-de-poisson à un semi-remorque. Appels de phares, coups de klaxon furieux. Mais la BMW est déjà loin et François n’a rien vu.
— Qu’est-ce qui vous arrive ? demande Paul.
Davin n’a ni le temps ni l’envie de répondre. Il se précipite en direction des toilettes. Paul hausse les épaules, se grille une Marlboro. Il cherche la carte bleue dans la sacoche, mais se souvient que Davin l’a mise dans la poche de son blouson après avoir réglé la note de l’hôtel.
C’est alors qu’il voit le poids lourd arriver sur le parking d’en face.
— Merde !
Paul récupère les clefs sur le contact, s’éloigne de la bagnole tout en gardant un œil dessus. Ainsi qu’il l’avait prévu, le routier s’avance à grandes enjambées vers la berline. Il en fait le tour, zyeute les parages. Déçu, il s’en retourne à son trente-huit tonnes. Paul, planqué derrière une cabine téléphonique, esquisse un sourire mordant.
Désolé, pépère, la baston ce sera pour une autre fois !
Il écrase son mégot, s’aventure dans les sanitaires.
— François, ça va ?
Il entend une chasse d’eau, voit surgir son compagnon de route, aussi blême que le carrelage sur les murs. Davin se penche au-dessus du grand lavabo rectangulaire, s’asperge le visage et la nuque, se rince la bouche.
— Mal au cœur ?
— Ça va, c’est rien… Juste une migraine.
— Ça craint, la migraine !
Ils rejoignent la BM, Paul jette un œil du côté du camion. Pas de trace du routier qui a dû aller cuver sa mauvaise humeur devant un café. Mais François ne redémarre pas tout de suite. Il s’octroie une pause Royale.
— On devrait y aller, suggère calmement Paul.
— Pourquoi, vous êtes pressé ? rétorque Davin avec agressivité.
— Non. Mais…
Il s’apprête à lui toucher un mot du chauffeur irascible lorsque celui-ci apparaît justement à l’horizon. L’archétype du routier. Tas de muscles d’un mètre quatre-vingt-dix avec une bonne couche de graisse pour enrober tout ça. François a laissé sa portière ouverte, l’homme pose ses mains sur le toit et se penche.
Éclipse brutale de soleil.
— Où t’as appris à conduire ?! aboie-t-il.
François ne comprend pas tout de suite ce qui se passe.
— Pardon ?
— Ça te prend souvent de couper la route ?
— C’est le chauffeur du camion, lui souffle tranquillement Paul. Le camion auquel vous avez fait une queue-de-poisson.
Une queue-de-poisson ? Il ne s’en souvient pas. Et n’a pas la moindre envie de discuter avec cette brute en marcel.
— C’est bon, foutez-moi la paix ! répond-il en essayant de fermer la portière.
Mais le chauffeur l’en empêche, perdant son calme déjà précaire.
— Eh ! J’te parle, connard ! Tu te crois tout permis parce que tu roules en BM ?
François tente encore de tirer la portière à lui. En vain. Il se met alors à insulter l’intrus, sous le regard sidéré de son auto-stoppeur.
— Dégage, sale con ! Barre-toi !
Le camionneur saisit François par le bras, l’arrache à sa voiture comme s’il ne pesait rien. Ce n’est pourtant pas une petite nature, François. Mais pour l’instant, il tient à peine sur ses jambes ; alors l’autre en profite pour le plaquer contre la BM en le tenant par le col.
— Tu veux que je t’apprenne la politesse, enfoiré ?
— Lâchez-moi ! s’étrangle Davin dont le cœur saute à l’élastique.
— C’est ta petite copine l’autre tarlouse ?
Paul lève les yeux au ciel. Il sort lentement de la voiture, se positionne derrière le mastodonte qui continue d’aplatir François sur la tôle.