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— Laisse-le ! ordonne-t-il.

Sourd à l’injonction, le camionneur secoue violemment son nouveau jouet. Paul l’empoigne par les épaules, l’oblige à lâcher prise. Là, face à l’agresseur, il ne montre pas le moindre signe de peur.

— Bon, on arrête maintenant, OK ? Sinon, ça va mal finir…

— Qu’est-ce qu’elle veut la demoiselle avec sa petite queue-de-cheval ?!

François reprend sa respiration. Le type lui a broyé la gorge, une grosse caisse résonne dans sa tête. Il est sur le point de s’évanouir.

Flou artistique… Deux ombres qui s’affrontent…

— Elle t’emmerde, la demoiselle.

Paul lève son majeur vers le ciel histoire de ponctuer la conversation. La masse musculaire s’élance au coup de sifflet, le jeune homme se contente d’esquiver avec l’agilité d’un serpent. Le routier se heurte au vide, perd l’équilibre, emporté par son propre poids. Paul en profite pour l’aider un peu. Il le pousse, l’envoyant ainsi goûter le gazon maladif d’une bordure, avant de se mettre à genoux sur lui et de lui tordre un bras dans le dos.

— Le monsieur a raté la demoiselle, on dirait !

— Lâche-moi, p’tit enculé !

François ne voit pas bien la scène, son jeune auto-stoppeur lui tournant le dos. Paul récupère quelque chose dans la poche intérieure de son cuir, le colle contre la joue du cétacé échoué dans l’herbe. Puis il se penche vers le visage de son adversaire pour lui chuchoter diverses douceurs à l’oreille avant de se relever. Enfin libéré, le camionneur se remet debout avec difficulté et recule doucement jusqu’à son trente-huit tonnes, la mine effrayée.

Incrédule, Davin regarde partir précipitamment le camion.

— Ça va ? s’enquiert Paul.

François ne répond pas. Il n’y a pas eu de coups. Juste… Qu’a-t-il bien pu lui dire et lui montrer pour le faire fuir de la sorte ? Le jeune homme n’a pas l’air nerveux, il n’est même pas décoiffé !

— Je vais conduire, propose-t-il. Montez.

Davin se traîne jusqu’au siège passager, boucle sa ceinture, continuant de dévisager son compagnon avec stupéfaction.

— Quel con ! marmonne Paul en démarrant. Vaut mieux le semer.

La BMW s’élance sur l’asphalte, direction Marseille.

— Merci, murmure François.

— Oh, mais de rien ! La prochaine fois que vous faites une crasse à quelqu’un, choisissez un p’tit maigre ou une nana ! Ça sera moins dangereux.

— J’étais tellement pressé de m’arrêter que je n’ai pas fait attention… Comment vous avez neutralisé ce type ? Vous savez vous battre ou…

— On ne s’est pas battus, il est tombé tout seul, ce taré !

— Mais…

— Ça vous arrive souvent ce genre de migraines ?

— Presque chaque jour, mais…

— Faudrait voir un docteur.

Le visage du professeur Ibrahim apparaît devant les yeux de François.

Je vais mourir.

Il attrape une bouteille d’eau dans le vide-poches, avale un comprimé. De quoi calmer un peu la douleur. Pour quelques heures. Pas plus.

Et si j’allais voir un autre toubib ?

Les paroles de Lestanza le percutent violemment. Vous ne pouvez pas être en de meilleures mains. On vient de loin, de très loin pour le consulter… Le plus compétent qui soit…

Oui, mais Lestanza a pu se tromper. Tout comme Ibrahim, le dieu de la neurochirurgie !

Pourtant, François le sait, le sent. Les médecins ont dit vrai, son corps le lui chuchote à l’oreille… Tu vas mourir. Bientôt, tu seras mort.

— Qu’est-ce que vous allez faire à Marseille ? demande soudain Paul.

— J’en sais rien. Voir la mer.

— Vous êtes en vacances ?

— Non.

— Vous habitez Paris ?

— Lille. Enfin, dans la région de Lille.

— Je connais pas. J’sais que c’est dans le Nord, mais à part ça…

— Et vous, où habitez-vous ?

— Jusqu’à maintenant, à Lyon. Mais… je squattais chez une fille… On s’est disputés, j’me suis cassé.

Soudain, le sourire d’Adelina lui revient en mémoire. Ses yeux emplis d’amour, d’inconscience. Sa main gauche se crispe légèrement sur le volant. Non, ce n’est pas sa faute. Elle a agi de son plein gré, elle savait ce qui l’attendait.

Pourtant, elle a donné sa vie pour sauver la sienne. Sans doute parce que sa vie ne valait plus la peine d’être vécue… Il n’oubliera jamais son sacrifice. Mais il vaut mieux penser à autre chose désormais. Tourner la page.

Il s’adresse de nouveau à François, qui se remet doucement de ses émotions.

— Pourquoi vous avez quitté Lille ?

— Besoin de prendre un peu de recul… De rester seul.

— Seul ? Ah ben c’est raté, on dirait !

— Je voulais dire de m’éloigner de mon boulot, de ma vie.

— C’est quoi, votre job ?

— Je suis avocat. Avocat d’affaires, précise-t-il aussitôt.

Il dit encore je suis. Étrange… Il devrait plutôt dire j’étais. Apprendre à parler au passé. À parler de lui à l’imparfait.

— Avocat d’affaires ? Ça doit être vachement bien payé !

Toujours cette fascination pour l’argent. C’est souvent comme ça chez ceux qui en manquent. Comme lui, avant.

Non, lui ce n’était pas le fric qui le fascinait. Plutôt le pouvoir, la réussite. L’ascension de l’Himalaya social. Changer de milieu, devenir quelqu’un.

Au fait, ça veut dire quoi, devenir quelqu’un ?

Aujourd’hui, François a oublié la réponse.

— C’est bien payé, confirme Davin, la gorge serrée. Par contre, il ne faut pas compter ses heures… Et vous ? Vous aviez un travail à Lyon ?

— Ouais, bien sûr ! Des petits boulots à droite, à gauche. J’ai fait serveur, et là j’étais DJ dans une boîte.

Un paumé, pense François. Il l’observe avec un peu plus d’attention. Un visage fin, délicat. Il se souvient des paroles du camionneur… Vrai qu’il a quelque chose de féminin. Mais pas d’efféminé. Une vieille cicatrice sur l’arcade sourcilière. La peau mate où brillent ses yeux clairs, durs et pétillants à la fois. La peau mate, oui… il est typé. Il n’est peut-être pas français. Ce léger accent…

— Ça va mieux ?

— Oui, merci. Le médicament commence à agir.

— C’est bien ! Vous auriez dû le prendre plus tôt. Si vous voulez, on peut s’arrêter. Moi, je suis pas pressé. On a semé le gros lard, maintenant !

— On s’arrêtera pour le déjeuner, décide François.

— OK, mais c’est moi qui invite ! Je crois qu’il me reste deux cents balles.

— Laissez… S’il ne vous reste que ça, vaut mieux le garder. Ça pourra vous servir une fois à Marseille.

— Oui, mais ça me gêne que c’est tout le temps vous qui payez !

Les oreilles de François sont égratignées par la mauvaise tournure grammaticale ; il apprécie néanmoins le geste.

— Y a pas de problème, je vous assure… L’argent est secondaire. Il y a des choses beaucoup plus importantes.

Paul ne semble pas persuadé par cette affirmation. L’oseille, c’est vital. Quand t’en as pas, tu crèves.

Sans fric, tu es forcément l’esclave de quelqu’un.

Mais l’argent n’est plus un problème pour Paul non plus. Il n’a peut-être pas de liquide sur lui, mais bientôt, il sera riche. De quoi se prélasser au bord de la mer jusqu’à ses vieux jours. Une plage immense avec des cocotiers, balayée par les vents du large. Comme sur les cartes postales à deux francs. Après tout, il l’a bien mérité. Une plage, oui, des cocotiers, les alizés… Et Marilena, bien sûr. Souriante, enfin. À ses côtés, enfin.