Pour toujours.
Kilomètre après kilomètre, le soleil pointe au zénith.
Ils ne sont plus très loin de Marseille mais décident de s’arrêter pour déjeuner ensemble. Comme s’ils appréhendaient la séparation prochaine.
Un restaurant d’autoroute, à peine mieux qu’une cafétéria. Paul commande une pizza, énorme, tandis que François se contente d’une salade, légère. Arrivera-t-il seulement à l’avaler ? Ces médicaments lui filent des brûlures d’estomac, ses intestins sont noués. D’ailleurs, il contemple longtemps son assiette sans oser y toucher. Ainsi qu’il toiserait un ennemi.
— Vous ne bouffez pas ?
Pourquoi parle-t-il toujours la bouche pleine ? Ses parents ne lui ont donc rien appris ?
— Non, j’ai pas très faim.
— Déjà, vous avez rien mangé ce matin…
Davin saisit enfin sa fourchette, du bout des doigts. Quelques feuilles de laitue, un morceau de tomate, du bout des lèvres. Rien de plus.
Oursins plantés dans la gorge.
— C’est votre mal à la tête qui vous coupe l’appétit ?
— Sans doute.
— Vous auriez dû prendre une pizza, c’est vachement plus appétissant que ce machin !
Depuis quand n’a-t-il pas mangé une pizza ? Ces derniers temps, il faisait des efforts pour garder la ligne. Pour rester jeune, séduisant. Pour plaire à Flo, se plaire à lui-même. Lutter contre l’embonpoint sournois qui le guettait à l’aube de la cinquantaine, une obsession qui lui paraît si stupide à présent ! Parce que bientôt, son corps si parfait ne sera plus qu’un souvenir. Un amas de chairs en putréfaction. Un cadavre qui sentira mauvais…
En s’imaginant dans son cercueil, il frissonne, secoué de la tête aux pieds par un séisme glacial.
— Vous avez froid ? s’étonne le jeune homme en se léchant les doigts.
— Non.
Là, vraiment, il n’a plus faim du tout.
— J’peux abuser ? demande Paul en souriant.
— Abuser ?
— Prendre un dessert !
— Bien sûr.
Paul adresse un signe à la serveuse mais celle-ci s’obstine à regarder dans une autre direction. Alors il l’appelle. Carrément, sans aucune gêne.
— Hé ho ! S’vous plaît ! Hé !
La jeune femme s’approche enfin, Paul commande une glace. Engloutie encore plus vite que la pizza. Viennent ensuite les cafés-cigarettes. François remarque alors que Paul a sorti un paquet de Marlboro de la poche de son blouson.
— Je croyais que vous n’aviez plus de clopes ! balance-t-il avec un sourire en coin.
L’autre semble à peine déstabilisé d’être pris en flagrant délit de mensonge. Il répond par une mimique désarmante.
— J’avais pas vu qu’il me restait un paquet au fond de mon sac !
Ce fameux sac à dos qu’il ne lâche jamais. François lui signifie d’un simple regard qu’il n’est pas dupe. Ce gamin n’a pas froid aux yeux, en tout cas.
Il paye l’addition, ils regagnent le parking. Après un détour par la station-service, ils reprennent l’autoroute où un immense panneau promet Marseille à soixante-deux kilomètres. Paul calcule qu’avec une moyenne de cent vingt kilomètres à l’heure, ils se sépareront dans à peine une demi-heure.
— Vous êtes marié ? questionne-t-il soudain.
— Non, mais je vis avec une femme.
— Ah… avocate, elle aussi ?
— Non, elle possède une galerie d’art.
Paul s’imagine alors une femme déjà fanée, un peu sévère. Chignon, lunettes, tailleur gris… Une intello coincée qui s’extasie devant des croûtes immondes. Il n’a jamais compris qu’on puisse aimer regarder un tableau pendant des heures. Pendant quelques minutes, même !
— Elle a quel âge ?
— Quarante-quatre ans.
Pas si vieille que ça, finalement.
— Elle est mignonne ?
François esquisse un sourire tendre. Le visage de Flo se dessine sur le pare-brise. Mignonne ? Bien plus que ça.
— Très. Très belle.
— Vous me trouvez trop curieux, peut-être ?
Davin ne répond pas, Paul considère que ce silence veut dire oui. Il arrête donc son interrogatoire, monte le son de l’autoradio, change de station sans demander l’avis de son compagnon. Puis il se met à chantonner, d’une voix chaude mais complètement fausse.
Florence tourne en rond dans le salon, charriant son angoisse comme un énorme fardeau. Inutile d’appeler François, il a déjà reçu une bonne quinzaine de messages sur son portable. Elle a prévenu la police, les gendarmes. A fait le tour des services d’urgence, contacté tous les amis ou même les vagues relations de François. Elle ne peut rien de plus. Tourner en rond dans le salon est tout ce qu’il lui reste. S’asseoir un moment au creux du canapé, le front entre les mains. Avant de repartir dans l’errance, en s’arrêtant de temps à autre devant la fenêtre. Mais même la vue du parc verdoyant et la sagesse des arbres centenaires ne parviennent pas à soulager cette anxiété démesurée.
François assassiné par un malade mental, par un truand qui a voulu s’emparer de sa voiture de luxe… François mort dans un fossé.
Bien sûr, les gendarmes n’ont pas manqué de lui rappeler qu’il est majeur, que ce départ précipité pourrait être volontaire.
Mais Florence refuse obstinément d’y croire.
Non, il ne peut pas être parti comme ça, tout d’un coup. Déserter sa vie, abandonner sa femme, son travail.
Avait-il une maîtresse ? Mais bien sûr que non ! Comment pouvez-vous en être aussi sûre, madame Béranger ? Évidemment, elle n’a pas de preuve. Mais non, il n’est pas parti avec une autre femme, si c’est ça que vous insinuez ! Vous savez, madame, cela arrive plus souvent qu’on ne le croit. Et sans crier gare… Pas François. Pas lui, impossible. Non, ce n’est pas parce que ça blesserait ma fierté ! C’est parce que ce n’est pas son genre.
Le gendarme s’est permis d’esquisser un sourire, à peine voilé.
Vous allez le chercher ? Oui, madame. Nous allons tenter d’établir son emploi du temps dans les heures qui ont précédé sa disparition. Essayer de découvrir l’endroit où il se trouve. Mais vous savez, nous avons des dizaines de disparitions à traiter et…
Et rien.
Rien depuis quarante-huit heures. Peut-être n’ont-ils même pas entamé les investigations ? Pourtant, ce sont les premières heures qui comptent. Après, ce sera trop tard.
Vous allez peut-être recevoir une demande de rançon. Dans ce cas, prévenez-nous immédiatement même si les ravisseurs vous donnent l’ordre de n’appeler personne.
Une demande de rançon ? Ils ne sont pas assez riches pour ça ! Quoique du côté des Béranger… Mais pourquoi François, dans ce cas ?
Le téléphone sonne, Florence pique un sprint, heurtant les meubles au passage.
— François ?
— Madame Béranger ? Ici le capitaine Richard de la gendarmerie.
— Vous avez des nouvelles ?
— Oui, madame. Pouvez-vous venir à la caserne ?
— Vous l’avez retrouvé ?
— Non… Mais nous avons de nouveaux éléments.
— Il lui est arrivé quelque chose, c’est ça ?!
Elle hurle, à présent.
— Non, madame. Mais j’aimerais mieux en parler avec vous… Vous pouvez être là dans combien de temps ?