Le peintre Jean Van Eyck, valet de chambre du duc Philippe de Bourgogne et son ambassadeur secret dans bien des circonstances, ne se donna pas la peine de feindre. La joie qui éclata sur son visage était bien réelle et bien sincère. Un élan le jeta en avant, les mains tendues vers la mince silhouette.
— Catherine !... C'est vous ! C'est bien vous ? Je ne rêve pas ?...
Il était si évidemment heureux que la jeune femme sentit fondre un peu sa méfiance. Ils avaient été de bons amis, au temps où elle régnait à la fois sur la cour de Bourgogne et sur le cœur de son duc. Plus d'une fois elle avait servi de modèle à ce grand artiste dont elle admirait passionnément le génie tout en appréciant la fidélité de son amitié. Jean avait même été quelque peu amoureux d'elle et ne s'en était jamais caché. Malgré tout, Catherine ne pouvait se défendre d'un sentiment de joie. Celui que l'on éprouve en retrouvant un ancien ami depuis longtemps perdu de vue. Elle n'avait de lui que de bons souvenirs et les longues heures de pose passées en face de son chevalet avaient été des heures de paix et de douceur, hormis peut-être la dernière ; ce jour-là, elle avait appris la maladie de l'enfant qu'elle avait eu du duc Philippe et que soignait Ermengarde de Châteauvillain. Elle avait décidé de quitter Bruges pour n'y plus revenir car Jean Van Eyck partait lui aussi, mais pour le Portugal où il allait demander pour le duc la main de la princesse Isabelle. Et la vie avait entraîné Catherine dans son torrent sans retour. Il y avait six ans qu'elle n'avait revu Van Eyck... Spontanément, elle plaça ses mains dans celles qui se tendaient.
— C'est bien moi, mon ami... et j'ai grande joie de vous revoir !
Que faites-vous si loin de Bourgogne ? J'ai cru comprendre que vous aviez rendez-vous avec dame Ermengarde ?
Tout en parlant, elle jetait un coup d'œil du côté de son amie et la vit rougir légèrement. Mais Van Eyck ne parut pas autrement ému par ses questions.
— Rendez-vous est beaucoup dire ! Je savais que dame Ermengarde se rendait à Compostelle-de-Galice et, comme ma mission m'envoyait sur le même chemin, j'espérais bien faire route avec elle.
— Est-ce donc auprès de Monseigneur saint Jacques que vous envoie le duc ? fit Catherine avec une ironie qui n'échappa pas à l'artiste.
— Allons, fit-il avec un sourire, vous savez bien que mes missions sont toujours secrètes. Je n'ai pas le droit d'en parler. Mais rentrons, la nuit est complète et il fait frais au pied de ces montagnes !
De la soirée passée sous les vieilles voûtes de la salle commune où s'entassaient, depuis des siècles, des foules denses, animées par la foi, Catherine devait garder un curieux sentiment d'irréalité et d'insécurité tout à la fois. Assise à la grande table entre Ermengarde et Jean, elle les écouta parler sans trop se mêler à la conversation. Comment l'aurait-elle pu ? Les affaires de Bourgogne dont ils discutaient lui étaient devenues à ce point étrangères qu'elle n'y trouvait plus la moindre trace d'intérêt. Même l'héritier ducal, ce jeune Charles, comte de Charolais, que la duchesse Isabelle avait mis au monde quelques mois plus tôt et qui soulevait la passion des deux Bourguignons, ne parvenait pas à secouer son indifférence. Il s'agissait là d'un monde mort pour elle à tout jamais.
Mais, si elle ne prêtait que peu d'attention à leurs propos, elle n'en observait pas moins, avec une attention aiguë, ses deux compagnons.
Tout à l'heure, quand elle avait quitté la cellule qu'on lui avait octroyée pour se rendre dans la grande salle, elle avait trouvé Josse qui l'attendait, immobile dans l'obscurité presque totale du cloître. Elle avait sursauté en le voyant surgir de l'ombre, mais il avait aussitôt mis un doigt sur ses lèvres. Puis il avait chuchoté :
— Ce seigneur venu de Bourgogne... c'est lui qu'attendait la noble dame !
— Qu'en savez-vous ?
— Je les ai entendus, tout à l'heure, dans le jardin aux herbes.
Prenez garde ! C'est pour vous qu'il est venu !
Il n'avait pas eu le temps d'en dire davantage. Ermengarde, à son tour, arrivait flanquée de Gillette et de Margot que sa personnalité puissante semblait fasciner. Catherine avait remis à plus tard la suite des explications. D'ailleurs, Josse s'était évanoui dans l'ombre comme un vrai fantôme. Mais c'était à cela qu'elle songeait durant le frugal repas de pois chiches, de lait et de pommes tandis que son regard allait du long visage calme de Van Eyck à la large figure enjouée et pleine d'animation d'Ermengarde. Celle-ci était joyeuse comme elle ne l'avait pas été depuis de longs jours et Catherine se disait que Josse pouvait bien avoir raison : c'était le peintre qu'elle attendait, mais, alors, quel rapport cette rencontre pouvait-elle avoir avec Catherine elle-même ?
Elle n'était pas femme à laisser longtemps sans réponse une question aussi irritante et comme, le repas terminé, Ermengarde se levait en s'étirant et en bâillant effroyablement, elle décida de passer à l'attaque. Après tout, jusqu'à preuve du contraire, le peintre était son ami. Il allait s'agir pour lui de le prouver !
Comme la grosse comtesse quittait déjà la pièce et que Van Eyck prenait une chandelle pour lui faire escorte, Catherine le retint :
— Jean ! Je voudrais vous parler !
— Ici ? fit-il en jetant un regard inquiet vers le groupe de montagnards qui, assis en rond à même le sol autour d'un plat de pois chiches, mangeaient lentement dans un coin de la grande salle.
— Pourquoi non ? Ces gens ne connaissent pas notre langue. Ce sont des Basques. Voyez leurs yeux sauvages et leurs visages sombres. Ils ne font aucune attention à nous. Et puis, ajouta-t-elle avec un mince sourire, qu'est-ce qui vous fait penser que les paroles que nous allons échanger soient de nature à intéresser le premier venu ?
— Un ambassadeur se méfie toujours... par définition ! répliqua Van Eyck, avec un sourire étrangement frère de celui de Catherine.
Mais vous avez raison : nous pouvons parler. De quoi ?
Catherine ne répondit pas tout de suite. Elle alla lentement jusqu'à la grossière cheminée où le feu baissait peu à peu, appuya son bras au manteau de l'âtre et posa son front dessus. Elle laissa un instant la chaleur pénétrer toutes les fibres de son corps. Elle aimait le feu pour cette étrange dualité qu'il y avait en lui et qui, selon les circonstances, pouvait en faire le meilleur ami ou le pire ennemi de l'homme. Le feu qui réchauffe la chair transie, qui cuit le pain et éclaire la route au cœur de la nuit la plus obscure, le feu qui détruit et ravage, qui torture et anéantit !... Quand elle sentait qu'il allait lui falloir livrer bataille, Catherine aimait qu'il y eût du feu auprès d'elle.
Jean Van Eyck respecta son silence. Son œil d'artiste était d'ailleurs captivé par la longue et mince silhouette noire qui se détachait sur le fond rougeoyant. Le drap de la robe épousait les courbes de son corps avec une précision anatomique. Le fin profil paraissait ciselé d'or et les grands cils qui cachaient les prunelles violettes y mettaient une ombre émouvante. Et le peintre se dit, avec un frisson, que jamais cette femme n'avait été aussi belle ! La vie et la souffrance lui avaient ôté l'extrême fraîcheur de la première jeunesse, mais l'avaient laissée affinée. Sa beauté était devenue plus humaine et plus distante à la fois.
Elle avait la splendeur pure d'une créature céleste, pourtant l'attrait charnel qui s'en dégageait était presque insoutenable.
« Si le Duc la revoit, songea Van Eyck, il se traînera à ses pieds comme un esclave... ou alors il la tuera ! »
Mais il n'osa pas s'interroger sur ses propres sensations. Dans le marasme de ses pensées, une seule chose apparaissait en clair : le désir impérieux, forcené, de fixer encore une fois sur un tableau cette torturante beauté ! Il découvrait que sa dernière œuvre, le double portrait d'un jeune bourgeois nommé Arnolfini et de sa jeune femme, œuvre dont il était justement fier, lui semblait terne, maintenant, auprès du portrait qu'il pourrait faire de cette nouvelle Catherine. Et il était si bien perdu dans sa contemplation que la voix de la jeune femme le fit tressaillir.