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Pourquoi ce déplacement presque officiel, ce rang d'ambassadeur, ces hommes d'armes, s'il s'agissait seulement d'un message ? Mais Catherine connaissait assez Jean pour savoir qu'il ne parlerait qu'à son heure. Le mieux était d'attendre... Et si, depuis le matin, elle marchait en silence, accablée d'une tristesse dont elle ne pouvait se défaire, si elle scrutait le vertigineux paysage, les abîmes entrevus par instants entre les sommets blancs, ce n'était pas à cause de lui, c'était parce qu'elle songeait à Gauthier... C'était là le décor de sa disparition, un décor à la mesure de ce géant qu'elle avait cru indestructible ! Mais quel homme de chair et de sang pouvait entrer en lutte contre des géants de pierre et de glace ? Jamais Catherine n'avait imaginé qu'il pût exister un pays semblable à celui-ci. Et elle réalisait, maintenant, que jusqu'à cette minute elle avait espéré contre l'évidence, contre l'impossible, que son fidèle serviteur était sorti vainqueur de ce dernier combat et qu'elle le retrouverait dans un lieu quelconque, miraculeusement préservé. Il lui avait fallu venir jusqu'ici pour comprendre qu'il n'y aurait pas de miracle !... Mais, tandis qu'elle peinait sur le difficile chemin, tirant son cheval après elle, Catherine ne songeait pas à ce qu'elle endurait. Il lui semblait, parfois, voir surgir de la brume la forme massive et rude du compagnon des heures cruelles, son sourire confiant et ses yeux gris qui pouvaient contenir toute la fureur aveugle des vieux dieux nordiques et toute la candeur d'un enfant. Alors, la gorge de Catherine se serrait à lui faire mal et elle devait fermer un instant ses yeux que les larmes noyaient. Et puis l'ombre du bon géant s'éloignait et s'en allait rejoindre, au fond du cœur déchiré de Catherine, la forme arrogante et douloureuse d'Arnaud. Les regrets, un instant, se firent si cruels que la jeune femme eut envie de se coucher là, sur les pierres glacées de ce chemin et d'attendre la mort... Seuls, l'orgueil et une volonté plus forte que son découragement la maintinrent debout, avançant encore et encore sans qu'aucun de ses compagnons pût deviner le drame qui se jouait en elle...

Quand on fut au col de Bentarté, le jour commençait à baisser. Le vent soufflait en rafales si violentes que les voyageurs n'avançaient guère que courbés. La montée était finie, mais il fallait suivre, maintenant, le chemin des crêtes longeant une suite de sommets déchiquetés... Le ciel était si bas que Catherine avait l'impression qu'en tendant la main elle pourrait le toucher. Derrière elle, quelqu'un dit :

— Par temps clair, on peut voir la mer et aussi les frontières des trois royaumes de France, de Castille et d'Aragon.

Mais cela n'intéressait pas la jeune femme en qui la fatigue commençait à se faire lourde. Il y avait là, dans ce lieu désert, des centaines de petites croix de bois grossier, plantées par les pèlerins qui l'avaient précédée et Catherine les regarda avec horreur : il lui semblait cheminer au milieu d'un cimetière ! La fatigue brouillait ses yeux. Ses pieds lui faisaient mal et tout son corps tremblait de froid. Il fallait que fût bien fort en elle l'espoir de revoir Arnaud pour endurer tant de souffrances.

Le reste du chemin, jusqu'au col, plus bas, d'Ibaneta puis jusqu'au refuge de Roncevaux fut, pour elle, un calvaire que la nuit vint encore aggraver. Quand, enfin, on fut en vue du célèbre moustier bâti, quelques siècles plus tôt, par l'évêque Sanche de la Rose et le roi Alphonse le Batailleur, la lune se leva, déversant une coulée de lumière froide sur le groupe de bâtiments aux toits très bas, aux murs épais et renforcés de vigoureux arcs-boutants, qui s'étalait au pied des contreforts du col d'Ibaneta. Une tour carrée dominait l'ensemble et la route traversait, sous une voûte, le vieux couvent. Le givre poudrait toutes choses, leur conférant une irréelle beauté, mais Catherine, parvenue aux limites de ses forces, y fut totalement insensible. Elle ne vit qu'une chose : sous la voûte, des lanternes s'agitaient, portées par des mains humaines, et ces lanternes signifiaient la vie, la chaleur...

Serrant les dents, elle fit un dernier effort pour arriver jusqu'à l'hospice, mais, une fois là, elle se laissa tomber sur un montoir à chevaux, incapable de faire un pas de plus. Il fallut que Van Eyck et Josse Rallard, enfin conscients de son épuisement, la portassent à l'intérieur, évanouie plus qu'à moitié. Il y avait longtemps que l'on n'entendait plus maugréer dame Ermengarde qu'il avait fallu hisser, comme un paquet, en travers de son cheval.

Assise sur la pierre de l'âtre immense, dans la salle des pèlerins, les jambes entourées d'une peau de chèvre et ses mains serrant une écuelle de soupe chaude, Catherine reprenait peu à peu des couleurs et commençait à s'intéresser au mouvement qui l'environnait. Il y avait beaucoup de monde sous les voûtes basses, noires de suie : pèlerins revenant de Galice, leurs manteaux cousus des coquilles emblématiques et leurs yeux pleins de la fierté de ceux qui ont accompli leurs vœux, muletiers que la nuit, avec le danger des loups et des ours, avait contraints de s'arrêter au refuge, paysans navarrais en tunique noire, souvent déchirée, montrant leurs jambes et leurs pieds vernis de crasse dans les lavarcas de cuir poilu qui laissaient leurs orteils à l'air, soldats de fortune aux cuirasses cabossées. Au milieu de cette foule que la fatigue faisait silencieuse, glissaient les robes noires des moines hospitaliers, marquées à l'endroit du cœur d'une croix rouge dont le sommet se recourbait en crosse, mais dont le pied s'effilait en épée, symbole de leur caractère à la fois religieux et militaire. Car bien souvent encore, les pères augustins de Roncevaux devaient tirer l'épée pour arracher aux bandits de la montagne leurs victimes.

Ils distribuaient à tous du pain et de la soupe, sans s'arrêter plus à l'élégant ambassadeur du Grand Duc d'Occident qu'au plus misérable Navarrais. Catherine songea que leurs visages rudes avaient l'air taillés dans le granit même de la montagne et ne ressemblaient guère aux figures rondes et bien nourries de bien des moines en pays de plaines... Assise auprès d'elle, Ermengarde ronflait, le dos appuyé au pilier de la cheminée. Les autres, recrus de fatigue, mangeaient ou dormaient déjà, à même le sol. Au loin, dans la montagne, on entendait hurler les loups...

Soudain, la porte s'ouvrit, apportant une rafale de vent froid. Deux religieux, la tête abritée sous un grand chapeau noir, enfoncés sur leurs camails, entrèrent portant une civière sur laquelle une forme humaine était étendue, enroulée dans une couverture. La porte claqua derrière eux. Quelques têtes se redressèrent à leur entrée mais retombèrent bientôt : un malade ou un blessé, voire un mort, était chose courante dans ces régions sans pitié. Les moines se frayèrent un chemin vers l'âtre.

— Il s'était égaré ! dit l'un d'eux au Prieur qui venait à leur rencontre. Nous l'avons trouvé près de la Brèche de Roland.

— Mort ?

— Non. Mais très faible ! Et en triste état ! Il a dû tomber sur des brigands qui l'ont dépouillé et malmené ! Grâce à Dieu, ils lui ont laissé la vie.

Tout en parlant, ils déposaient la civière devant la cheminée. Pour leur laisser plus de place, Catherine se serra contre Ermengarde, jetant un coup d'œil machinal au blessé tandis que les moines écartaient les couvertures. Mais, tout à coup, elle tressaillit, se leva brusquement et se pencha sur l'homme inconscient, scrutant les traits amaigris, passa une main sur ses yeux parce qu'elle croyait à une illusion due à la fatigue. Mais le doute n'était pas permis.

— Fortunat ! souffla-t-elle, la gorge soudain serrée. Fortunat !

Mon Dieu !

Un élan, plus fort que sa fatigue, la jeta sur la civière, vers ce revenant, première lueur d'espoir qui, depuis longtemps, brillait dans sa nuit. Cet homme savait où était Arnaud... et il allait peut-être mourir sans le lui avoir dit !