Lentement, elle se mit à marcher, ombre silencieuse parmi les ombres dures des arcades. Le mouvement lui fit du bien. Il lui sembla qu'elle reprenait possession d'elle-même à mesure que la brûlante douleur de tout à l'heure faisait, peu à peu, place à la colère... Au bout d'un quart d'heure, Catherine découvrit en elle, furieux, exigeant, un âpre désir de revanche ! Fortunat avait cru l'abattre en lui dépeignant son époux délirant d'amour aux pieds d'une autre, il avait cru lui faire peur en lui dépeignant le sort des femmes chrétiennes au pays maure !
Mais il ne la connaissait pas ! Il ne savait pas, ce malheureux, que pour atteindre le but qu'elle s'était fixé Catherine avait toujours été prête à tout, à risquer les pires dangers, à tuer s'il le fallait, à se vendre même s'il n'y avait pas moyen de faire autrement !
Non, elle ne laisserait pas son époux à cette femme ! Elle avait acquis, trop chèrement, le droit de le revendiquer ! Que pesaient, dans la balance du destin, les sourires et les baisers de cette infidèle, en regard du poids terrifiant de ses larmes, de ses souffrances ? Et si Arnaud avait cru se débarrasser d'elle à jamais, il se trompait ! Il la croyait mariée, certes, mais était-ce une raison pour lui laisser, au cœur, l'horreur de le croire lépreux ? Il n'avait eu de pensée que pour sa mère, pas même pour son fils, et, voyageur allégé de tout bagage, s'en était allé porter allègrement son amour à la première venue...
— Même si je dois travailler sous le fouet des esclaves, même si je dois subir la torture, gronda Catherine entre ses dents, j'irai là-bas, je le retrouverai !... je lui dirai que je n'ai pas d'autre maître que lui... que je suis toujours sa femme. Et nous verrons bien qui l'emportera, de moi ou de cette moricaude !
A mesure que les pensées se faisaient plus violentes, la marche de Catherine s'accélérait. Elle se mit bientôt à arpenter le cloître rapidement, comme si elle n'avait pas, durant toute une journée, escaladé la montagne. Le manteau volait derrière elle comme un drapeau noir.
— J'irai là-bas ! J'irai à Grenade ! lança-t-elle tout haut. Et je voudrais bien savoir qui m'en empêcherait !
— Chut ! dame Catherine ! fit une voix derrière l'un des piliers !...
Si vous voulez aller là-bas, il ne faut pas le crier sur les toits... et il faut vous dépêcher.
Un doigt sur les lèvres, la longue silhouette maigre de Josse Rallard surgit auprès d'elle. Il portait un paquet sous le bras et jetait, de temps en temps, un coup d'œil derrière lui. Catherine le regarda avec étonnement.
— Je vous croyais endormi ! fit-elle.
— D'autres aussi le croyaient ! Dame Ermengarde et aussi votre ami le seigneur-peintre ! Ils ne se sont pas méfiés de moi ! Et, bien qu'ils aient parlé bas, je les ai entendus.
— Que disaient-ils ?
— Que tout à l'heure, quand tout dormirait au moustier, et quand vous-même auriez enfin consenti à vous reposer, ils vous enlèveraient et vous ramèneraient en Bourgogne !
— Quoi ? souffla Catherine abasourdie. Ils veulent m'enlever ?...
De force ? Mais c'est monstrueux !
— Non, fit Josse avec son curieux sourire à lèvres closes. À tout prendre, c'est même plutôt amical ! Tout d'abord, j'ai cru qu'ils avaient de mauvaises intentions... qu'ils voulaient vous tuer peut-être, et j'ai bien failli ne pas en écouter davantage. Mais ce n'est pas cela : ils veulent vous enlever pour vous sauver de vous-même, et malgré vous.
Ils vous connaissent bien et ils ont peur que vous ne décidiez d'aller droit à Grenade où, selon eux, vous ne pourriez trouver qu'une mort affreuse.
Ils n'ont qu'à m'y accompagner, riposta Catherine sèchement. Le danger sera moindre. Même un prince maure doit y regarder à deux fois avant de massacrer un ambassadeur de Bourgogne...
— Qui n'aurait d'ailleurs rien à faire chez lui ! Je ne crois pas que, sans l'avis de son maître, votre ami s'y risquerait. Non, dame Catherine. Si vous ne voulez pas retourner à Dijon, si vous voulez leur échapper, il faut fuir... et fuir vite !
Un instant, Catherine contempla le visage irrégulier de son étrange serviteur. Une méfiance se glissait en elle. Cette histoire, elle ne parvenait pas à y croire. Il y avait trop longtemps qu'elle connaissait Ermengarde et Jean pour admettre qu'ils pourraient vraiment lui faire violence. Quant à ce garçon, il n'était, après tout, qu'un truand pas tellement recommandable et elle ne savait à peu près rien de lui, sinon qu'il possédait des doigts fort agiles et une conscience des plus élastiques. Elle lui dit sa pensée sans détour.
— Quelle raison aurais-je de vous croire ? Ils sont mes amis, d'anciens et fidèles amis, tandis que...
— Tandis que je ne suis qu'un voleur de grand chemin, un petit truand parisien qui ne vaut pas cher, n'est-ce pas ? Écoutez, dame Catherine. Par deux fois, vous m'avez sauvé, la première involontairement, je l'admets, mais la deuxième très consciemment.
Sans vous, je serais en train de pourrir au gibet de l'abbé de Figeac. À
la Cour des Miracles, chez les truands, ce sont des choses qu'on n'oublie pas. A notre manière, nous avons notre honneur...
Catherine ne répondit pas tout de suite. Josse ne pouvait deviner les échos que ses paroles éveillaient en elle, ni qu'une fois, déjà, elle avait dû la vie et la sécurité à cette même Cour des Miracles dont il parlait...
Elle dit enfin :
— Est-ce pour payer cette dette que vous m'engagez à partir avec vous pour Grenade ? Vous savez bien que j'y risquerai pire encore que la mort.
Alors, fit Josse froidement, si vous mourez, c'est que je serai mort avant vous ! Sinon, je serais un homme fini !... Le temps presse, dame Catherine, décidez-vous ! Ou vous me croyez et nous partons, ou vous ne me croyez pas... et vous verrez bien. Je connais un peu l'Espagne... j'y suis déjà venu. Je connais aussi un peu son langage. Je peux vous servir de guide !
— Vous pourriez aussi me suivre en Bourgogne ? Ce serait plus agréable sans doute !
— Je ne crois pas. Ces gens qui veulent vous sauver de vous-même vous aiment mal. Ils ne savent pas que vous ne pourriez pas être heureuse en laissant un regret derrière vous, en n'ayant pas fait ce que vous vouliez ! Moi, je préfère vous voir courir des dangers et les partager parce que vous êtes comme moi : vous ne renoncez jamais.
Et je vous crois capable de venir à bout des pires difficultés. Je sais bien ce que nous allons risquer, vous et moi : le fouet des esclaves, la mort, la torture et, pour vous, plus encore puisque vous êtes une femme... mais je crois que l'aventure vaut la peine d'être tentée, et vécue... Vous, vous retrouverez peut-être votre époux, et moi je trouverai peut-être la fortune qui n'a pas encore voulu me sourire. On dit le royaume de Grenade très riche... Alors ?... partons-nous ? Les chevaux sont déjà sellés et attendent sous la voûte !
Une vague d'espoir souleva Catherine ! Ce garçon, seul, avait su dire les mots qu'elle avait besoin d'entendre. Il était brave, intelligent, adroit... Il voulait l'aider ! Non ! Elle n'allait pas attendre d'être livrée, comme un joli paquet ficelé d'or, à Philippe de Bourgogne, parce que deux fous bien intentionnés pensaient que c'était le meilleur moyen de lui assurer le bonheur ! Elle leva sur Josse un regard étincelant.
— Partons ! Je suis prête... s'écria-t-elle galvanisée.
— Un moment ! fit-il en lui tendant le paquet. Voici des vêtements d'homme que j'ai volés à l'un des soldats. Mettez-les et faites un paquet des vôtres. Nous les emporterons. Mais faites vite... Ainsi vous serez plus difficile à poursuivre !