— Tenez-vous tranquille, par pitié ! Etes-vous fou ?
— Ce n'est pas un bandit ! C'est mon ami... Laissez-moi tranquille !
— Dame Catherine ! Je vous en supplie ! intervint Josse en s'emparant de son autre épaule.
Hans sursauta :
— Dame Catherine ?
— Oui, s'écria Catherine furieuse, je suis une femme... la comtesse de Montsalvy ! Mais qu'est-ce que ça peut bien vous faire ?
— Cela fait beaucoup ! Et même cela change tout !
Et, sans autre forme de procès, le maître d'œuvre empoigna Catherine comme un simple paquet, la mit sous son bras et appliquant sa large main sur la bouche de la jeune femme pour l'empêcher de crier, la transporta ainsi jusqu'à une maison basse située derrière le cloître de la cathédrale et dont il poussa la porte d'un coup de pied.
— Suivez-nous avec les chevaux ! avait-il lancé à Josse en se jetant dans la foule.
Celle-ci ne fit aucune attention à eux. Tous les regards étaient rivés à l'Alcade et au prisonnier. En traversant la place, Catherine entendit le haut fonctionnaire lancer des ordres d'une voix dédaigneuse qu'elle ne comprit pas. Elle eut seulement conscience du murmure de satisfaction que poussa le peuple et du soupir, presque voluptueux, qui s'échappa de toutes les poitrines... Les populaces de tous les pays se ressemblent et Catherine devina que l'Alcade avait dû leur promettre quelque spectacle de choix en donnant ses ordres.
— Qu'a-t-il dit ? voulut-elle crier, mais la main de Hans l'étouffait.
Il ne la lâchait pas. Une fois entré dans le large couloir sombre, l'Allemand se tourna vers Josse qui entrait à son tour :
— Fermez la porte ! ordonna-t-il. Et venez !
Le couloir ouvrait sur une cour intérieure où s'empilaient des blocs de pierre et, sous une galerie couverte, on apercevait quelques statues de saints seulement ébauchées. Un pot à feu pendu à un pilier de bois éclairait chichement, laissant couler une traînée de lumière jusqu'à la margelle usée d'un antique puits romain qui béait au milieu de la cour.
Une fois là, Hans indiqua à Josse un autre pilier où attacher les chevaux, puis, lâchant enfin Catherine, la remit sur ses pieds sans trop de douceur.
— Là ! fit-il avec satisfaction. Vous pouvez crier autant que vous voudrez !
A demi suffoquée, rouge de fureur, elle voulut lui sauter au visage comme un chat en colère, mais il attrapa ses poignets au vol et l'immobilisa sans brutalité.
— Je vous ordonne de me laisser aller ! cria-t-elle. Pour qui vous prenez-vous ? Qui vous a permis de me traiter de la sorte ?
— Le simple fait que j'ai de la sympathie pour vous ! Jeune seigneur ou dame Catherine, comme vous voudrez, si je vous avais laissée faire, vous seriez à l'heure actuelle maîtrisée, soigneusement encadrée par une douzaine d'alguazils, solidement ligotée et conduite en cet équipage jusqu'à la prison pour y attendre le bon plaisir de l'Alcade ! En quoi, alors, seriez-vous utile à votre ami ?
La colère de Catherine baissait à mesure que les sages paroles tombaient de la bouche du maître d'œuvre. Pourtant, elle ne voulut pas s'avouer si vite vaincue.
Il n'aurait aucune raison de m'enfermer. Je suis une femme, on vous l'a dit, je ne suis point castillane mais fidèle sujette du roi Charles de France, dame de parage au surplus de la reine Yolande née d'Aragon...
Tenez ! s'écria-t-elle en fouillant dans son aumônière et en tirant l'émeraude gravée de la reine. Voici la bague qu'elle m'a donnée...
Doutez-vous encore ? Cet alcade ne pourra refuser de m'entendre !
— Seriez-vous la reine Yolande en personne que vous ne pourriez être certaine de sortir vivante de ses griffes, d'autant plus qu'en Castille la famille d'Aragon est mal vue ! C'est un fauve que cet homme-là ! Quand il tient une proie, il ne la lâche jamais ! Quant à ce joyau, il servirait uniquement à éveiller sa convoitise. Don Martin s'en emparerait, vous ferait jeter purement et simplement dans quelque basse-fosse jusqu'à ce que votre ami ait été exécuté.
— Il n'oserait pas ! Je suis noble et je suis étrangère ! Je pourrais me plaindre...
— À qui ? Le roi Jean et sa cour sont à Tolède. Et seraient-ils ici qu'ils ne serviraient à rien. Le souverain de Castille est une chiffe molle que toute décision fatigue. Un seul pourrait vous écouter favorablement : celui qui est le vrai maître du royaume, le connétable Alvaro de Luna !
— C'est donc à lui que j'irai...
Hans haussa les épaules, alla chercher une cruche de vin posée sur un escabeau et emplit trois gobelets qu'il prit près du puits.
— Comment ferez-vous ? Le connétable guerroie aux frontières de Grenade ; l'alcade et l'archevêque sont maîtres de la ville.
— Je verrai donc l'archevêque... Ne m'avez-vous pas dit que c'était lui qui vous avait amené ici ?
— En effet. Monseigneur Alonso est un homme juste et bon, mais une haine farouche l'oppose à don Martin. Il suffirait qu'il demande la grâce de votre ami pour que l'alcade la lui refuse. Comprenez que l'un a la force armée tandis que l'autre n'a que des moines. Don Martin le sait bien... et en abuse. Venez voir... Mais d'abord buvez un peu de vin. Vous en avez besoin.
La douceur du ton surprit Catherine. Elle leva les yeux. Son regard croisa celui de cet homme tranquille qui lui offrait du vin. Un inconnu, mais qui venait de se conduire en ami, et d'instinct elle en chercha la raison. Une sympathie spontanée ? Sans doute, mais aussi l'admiration qu'elle était désormais accoutumée à lire dans les yeux des hommes. Elle connaissait son pouvoir et, apparemment, celui-ci n'y échappait pas.
Machinalement, Catherine trempa ses lèvres dans le gobelet d'étain.
Le vin, âpre et fort, la réchauffa et lui fit du bien. Elle vida le gobelet jusqu'à la dernière goutte, le rendit à Hans.
— Voilà qui est fait... Que dois-je voir ?
Elle suivit son hôte dans une salle basse, sans lumière et sans feu, où s'alignaient des paillasses garnies de couvertures. Une petite fenêtre, défendue par deux épais barreaux en croix, donnait sur la place. Il régnait là une forte odeur de sueur humaine et de poussière.
— Les ouvriers que j'ai amenés avec moi couchent là, expliqua Hans. Mais, pour le moment, ils sont tous sur la place... Tenez, regardez par la fenêtre !
Au-dehors, le vacarme de cris et de rires avait repris. Catherine se pencha. Ce qu'elle vit lui arracha une exclamation de stupeur. Au moyen de l'un des puissants treuils installés sur les tours de la cathédrale pour y monter les pierres, la lourde cage avait été hissée le long de l'église et se balançait maintenant à la hauteur d'un troisième étage. La foule s'était rassemblée au-dessous, le nez en l'air, et tentait encore d'atteindre le prisonnier avec ce qui lui tombait sous la main...
Le regard de Catherine tourna, rencontra celui de Hans qui épiait sa réaction.
— Pourquoi l'a-t-on mis là ?
— Pour amuser la foule. Ainsi, jusqu'à l'heure du supplice, elle pourra jouir des souffrances du prisonnier. Car, bien entendu, on ne lui donnera ni à boire ni à manger...
— Et... quand ?
— L'exécution ? Dans huit jours !
Catherine poussa une exclamation d'horreur tandis que ses yeux s'emplissaient de larmes.
— Dans huit jours ? Mais il sera mort avant...
— Non, fit derrière la voix râpeuse de Josse. L'homme noir a dit que le bandit avait la force d'un ours et qu'il en resterait assez pour qu'il puisse subir le supplice qu'on lui réserve...
— Et quel sera ce supplice ? demanda Catherine la gorge sèche.
— Pourquoi le lui dire ! reprocha Hans. Ce sera bien assez de l'apprendre le jour même.
— Dame Catherine sait regarder les choses en face, compagnon, répliqua Josse sèchement. Ne t'imagine pas qu'elle te permettra de le lui cacher !