— Il y a peut-être là une chance, souffla-t-il. J'ai entendu don Martin dire que les brigands qui ont attaqué les pèlerins sont peut-être ceux d'Oca et qu'il faudrait interroger les arrivants.
Au bout d'un instant, en effet, la voix coupante de don Martin se fit entendre au-dessus de la tête de Catherine. Gerbert avait salué poliment mais ne s'était pas départi de son attitude raide pour s'adresser à lui. Un nouvel échange de paroles incompréhensibles pour la jeune femme puis, brusquement, le ton de l'alcade s'adoucit étrangement. Hans chuchota, étonné :
— Il dit qu'il va faire ouvrir les portes devant ces saintes gens... mais je n'aime pas beaucoup sa subite douceur. Et l'art d'interroger autrui ne présente pas beaucoup de nuances chez don Martin.
N'importe, si la herse s'ouvre, il faudra en profiter...
— Mais vous risquez d'être poursuivi ? objecta Catherine. On vous tirera peut-être dessus ? Si une flèche vous atteignait je ne me le pardonnerais pas.
— Moi non plus ! sourit Hans mi-figue mi-raisin, mais nous n'avons pas le choix. Si l'on découvre ce que nous transportons, nous partageons son sort. Le vin est tiré, il faut le boire ! Écoutez ce vacarme derrière nous ! On fouille toutes les maisons. Mourir pour mourir, j'aime mieux une flèche que le bûcher.
Et Hans se réinstalla résolument sur son siège, invitant Catherine et Josse à en faire autant. Ils reprenaient tout juste leur place quand don Martin Gomez Calvo apparut sous la voûte avec une escouade d'alguazils. Il eut un haut-le-corps en apercevant le chariot et se dirigea vivement vers lui. Le voyant approcher, son maigre visage déformé par la colère, Catherine se sentit mourir. Il allait faire reculer la voiture, ordonner qu'on la fouille. Elle écouta la voix aigre invectiver Hans avec la mort dans l'âme, persuadée que rien, désormais, ne pourrait plus sauver ni elle, ni Gauthier, ni leurs amis, de cet échafaud vide qui, là-bas, avait l'air d'attendre une proie.
Mais c'était mal connaître le maître d'œuvre. A la colère de l'alcade, il opposa un calme olympien, expliquant, comme Josse le chuchota à l'oreille de Catherine, qu'il lui fallait absolument porter son chargement de pierres à Las Huelgas parce qu'il était déjà en retard pour un travail à lui commandé par le connétable Alvaro de Luna. Le nom du maître de la Castille fit son effet. La hargne de don Martin baissa de quelques degrés. Son regard aigu, méfiant, enveloppa tour à tour chacun des occupants du chariot. Catherine, sous l'examen de ces yeux cruels, retint mal un frisson de dégoût. Il y eut un instant de silence accablant, mais, enfin, les lèvres minces de don Martin s'entrouvrirent, laissèrent tomber une phrase courte. Derrière elle, Catherine sentit Josse frémir. Hans, lui, n'avait pas bronché, mais, en le voyant serrer ses rênes d'une main plus ferme, la jeune femme comprit que l'on allait partir. En effet, la herse, lentement, se relevait.
Mais, derrière le chariot et tout autour, il y avait une troupe armée.
Don Martin s'avança sur le pont, fit un geste autoritaire qui invitait les pèlerins à s'avancer. Ils se relevèrent péniblement, se mirent en rang tant bien que mal. Seul Gerbert n'avait rien perdu de son attitude hautaine.
— Allons-y ! murmura Hans. Nous tenons trop de place. Nous attendrons, sur le pont, que toute la colonne soit passée.
Le chariot avança lentement, sortit de l'ombre humide de la porte.
Catherine, qui, jusque-là, avait eu la sensation d'avoir sur sa poitrine toutes les pierres du rempart, sentit son cœur s'alléger. Hans rangea son véhicule pour laisser passer les pèlerins. Ils semblaient accablés de fatigue, et aussi de misère. La traversée des montagnes avait dû les éprouver. Au passage, Catherine et Josse reconnurent quelques visages, mais la plupart portaient les traces visibles de leurs peines.
Les vêtements étaient en lambeaux, les corps tuméfiés ou même blessés. Les brigands avaient dû les malmener cruellement. Plus aucun d'entre eux n'avait le courage de chanter.
— Pauvres gens ! murmura Catherine. Nous devrions être comme eux !
— Dieu soit loué, nous n'y sommes pas, souffla Josse avec une satisfaction qui, d'ailleurs, ne dura guère.
En effet, le drame tout de suite éclata. A peine les pèlerins eurent-ils atteint la porte Santa Maria que les soldats les entourèrent et s'emparèrent d'eux.
— Sang du Christ ! jura Josse. Mais... on les arrête !
— Don Martin désire leur poser quelques questions, répondit Hans d'une voix sombre. Il préfère s'assurer de leurs personnes... momentanément !
— C'est indigne ! s'écria Catherine. Qu'est-ce que ces pauvres gens peuvent lui apprendre ? Ils ont besoin de soins. Pas de policiers !
— On leur demandera si les brigands d'Oca ont récupéré leur compagnon, par exemple. Et où ils ont leur repaire. Reste à savoir de qui ces malheureux ont le plus peur : de la vengeance des brigands ou bien de don Martin !
Catherine ne répondit pas. Tournée vers la ville, elle suivait avec angoisse les péripéties du drame. Car, si la plupart des pèlerins se laissaient emmener sans résistance, quelques-uns d'entre eux tentaient d'opposer une certaine défense aux hommes de l'alcade et, premier de tous, naturellement, Gerbert Bohat. On l'entendit crier :
— Trahison ! Défendons-nous, mes frères, Dieu le veut !
Et lui-même, courageusement, se lança dans la bataille, opposant son dérisoire bourdon aux épées et aux lances des soldats. Incapables d'aller plus loin, Catherine, Hans et Josse regardaient, fascinés, les yeux agrandis par l'horreur. Le sang coulait, sur le pont, en longues rigoles sombres qui se moiraient sous le soleil déjà haut. La brutalité des Castillans se donnait libre cours et, debout, bras croisés, à quelque distance, don Martin regardait en passant sa langue sur ses lèvres.
Cela ne dura guère, le combat étant par trop inégal. Bientôt, tous les pèlerins furent maîtrisés. Catherine, soulevée d'indignation, entendit le cri de mort de Gerbert, frappé en pleine poitrine par une lance. Un ordre bref lui fit écho et, aussitôt, le malheureux Clermontois fut jeté à la rivière qui, sur son flot jaune, grossi des dernières pluies, l'emporta lentement d'abord, puis plus vite. Les autres pèlerins furent poussés dans la ville et la herse retomba...
Rageusement, Catherine secoua Hans qui paraissait frappé de stupeur.
— Vite, partons ! Nous avons la place maintenant... Et puis nous pourrons peut-être le repêcher.
— Qui ? fit Hans en levant sur elle un regard accablé.
— Mais lui... Gerbert Bohat que ces misérables ont jeté à l'eau.
Peut-être n'est-il pas mort...
Docilement, Hans mit le chariot en marche. La route qui menait à Las Huelgas suivait, heureusement, le cours de l'Arlanzon. Josse avait quitté sa place, à l'arrière de la carriole, pour rejoindre les deux autres.
Lui aussi avait les traits tirés, le regard un peu halluciné. Il balbutia :
— Des pèlerins ! Des errants de Dieu qui demandaient seulement l'asile qui leur est dû !...
— Je vous ai dit que les gens d'ici étaient des sauvages ! lança Hans avec une soudaine violence. Et don Martin est le pire de tous. Je pensais qu'après l'affaire de la cage vous n'en douteriez pas, mais il fallait le sang pour vous convaincre ! Vivement que je termine mon œuvre ici. Je rentrerai avec joie dans mon pays, au bord du Rhin... Un grand fleuve, un vrai ! Majestueux, grandiose ! Rien de comparable avec cette sale petite rivière !
En silence, Catherine le laissa exhaler sa fureur. Les nerfs tendus du sculpteur en avaient besoin... Elle surveillait l'eau jaune, cherchant à retrouver le corps de Gerbert. Soudain, elle l'aperçut, longue forme noire dérivant au gré du flot boueux. Elle se dressa, tendit le bras.