Le ton paisible du Parisien rendit courage à Catherine. Elle s'efforça de lui sourire.
— Je dois être couverte de bleus, mais ce n'est pas grave. Merci, Josse. Sans vous... Dieu ! Quelle horreur ! Un garçon si jeune ! Je ne suis pas près d'oublier ce cauchemar ! ajouta-t-elle prête à pleurer.
— La jeunesse n'a rien à voir là-dedans. Et j'ai idée que ce Tomas est possédé du démon. Il n'y a qu'à le regarder deux fois pour comprendre qu'il a la cruauté dans le sang... et les germes de pas mal de vices ! Je plains le couvent auquel il se destine et je plains même Dieu ! Il aura dans ce garçon un effrayant serviteur !
Songeur, les sourcils froncés, Josse était resté planté au milieu de la chambre, regardant, sans le voir, le soleil qui éclatait maintenant en une gloire de rayons. Soudain, il murmura :
— Le garçon a reçu une bonne volée, dame Catherine, mais mieux vaudrait ne plus s'éterniser ici. Dès que Gauthier pourra repartir...
— Il le peut, je crois. Il a retrouvé la mémoire.
Josse Rallard leva les sourcils, jetant à la jeune femme un regard franchement surpris.
— Il est guéri ? Mais, hier, avant le couvre-feu, quand je suis allé le voir, il était toujours dans le même état.
Catherine, dont les petites servantes examinaient les écorchures, se sentit rougir. Elle détourna les yeux, gênée.
— Le miracle a eu lieu cette nuit ! fit-elle seulement.
Il y eut un court silence qui mit un comble à la confusion de Catherine.
— Ah bon ! dit finalement Josse. Alors, nous allons poursuivre notre voyage au plus tôt.
Et, calmement, il quitta la chambre, laissant Catherine aux soins de ses servantes.
Une heure plus tard, don Alonso, extrêmement contrarié, se fit annoncer chez Catherine. Il paraissait plus nerveux, plus fébrile que jamais. Ses belles mains s'agitaient sans arrêt et même sa voix profonde grimpait par instants à un aigu insolite. Il offrit à la jeune femme des excuses volubiles et souvent peu intelligibles, mais où elle démêla bientôt qu'il allait se séparer de Tomas.
— Ce pénible incident me décide, mon amie. Demain, ce vaurien partira pour le couvent des dominicains de Ségovie puisqu'il tient tellement à y aller et grand bien fasse aux bons Pères ! je leur souhaite du plaisir.
— Moi aussi, Votre Révérence, je partirai demain, si vous le voulez bien.
— Comment ? Déjà ? Mais votre serviteur ?
— Est tout à fait en état de reprendre son chemin avec nous. Je vous devrai beaucoup, monseigneur ! Votre bonté, votre générosité...
— Allons, allons ! laissez donc cela...
Un instant, il regarda la jeune femme. Assise sur une haute chaise raide, toute vêtue d'un velours noir qui couvrait son cou jusqu'au menton et ses mains jusqu'à la racine des doigts, elle était l'image même de la dignité et de la grâce. Il lui sourit, paternellement.
— Eh bien, reprenez votre vol, bel oiseau ! Mais je vous regretterai ! Oui, je vous regretterai. Votre présence mettait du soleil dans ce sévère château... Enfin ! Ainsi va la vie ! Je veillerai aux préparatifs de votre départ.
— Monseigneur, fit Catherine confuse, tant de bonté !
— La bonté n'a rien à voir ici, fit don Alonso en riant, vous savez bien que je suis un vieil esthète, uniquement épris de beauté et d'harmonie. Quand je pense qu'une femme comme vous voyageait dans un mauvais chariot empli de paille, j'en ai la chair de poule !
Vous ne voudriez pas me condamner pour la vie aux remords et aux mauvais songes ?
Pour toute réponse, Catherine se laissa glisser à genoux et baisa respectueusement l'anneau de l'archevêque. Une vague d'émotion parcourut le visage tanné de Fonseca. Il traça en l'air une rapide bénédiction puis, posant sa main sur la tête inclinée :
— Je ne sais où vous allez au juste, ma fille, et je ne vous le demande pas. Mais une intuition me dit que vous allez au-devant du péril. Songez, si les épreuves qui vous attendent étaient trop pénibles, que vous avez ici un ami, une maison. L'un et l'autre vous accueilleront toujours paternellement, conclut-il en se mouchant bruyamment pour cacher son émotion.
Et, dans un grand bruit de brocarts pourpres, Sa Grandeur l'archevêque de Séville s'éloigna, annonçant qu'il allait donner des ordres et interdisant à la jeune femme de se mêler de quoi que ce soit pour son départ... Il lui donnait seulement rendez-vous deux heures plus tard, pour le repas.
Il avait à peine disparu que Catherine se précipitait au donjon. Elle avait hâte de revoir Gauthier, tout en éprouvant un peu de déception de ce qu'il ne se fût pas mis encore à sa recherche. Peut-être dormait-il toujours ? Relevant sa robe à deux mains, elle escalada le pénible escalier à vive allure, poussa la porte qui n'était pas fermée et se trouva en face de son ami. Il était assis sur le pied du lit, la tête dans les mains, le visage caché par les paumes et il était impossible de savoir s'il réfléchissait, s'il dormait ou si, d'aventure, il ne pleurait pas.
Son attitude décelait tant d'accablement que Catherine se sentit toute décontenancée. Elle espérait retrouver Gauthier heureux, redevenu pleinement lui-même et tout à la joie qu'avait dû lui laisser la nuit passée. Or, apparemment, il n'en était rien. Elle s'attendait à tout, sauf à une attitude semblable...
Vivement, elle s'agenouilla auprès du géant, saisit entre les siennes les deux grandes mains. Elles étaient humides.
— Gauthier ! gémit-elle bouleversée. Qu'est-ce que tu as ?
Il leva vers elle un visage décomposé par les larmes et, dans les yeux gris, il y avait à la fois de l'incrédulité et du désespoir. Il la regardait comme si elle n'avait pas été tout à fait réelle.
— Mon Dieu ! balbutia-t-elle, prête à pleurer à son tour, mais tu me fais peur !
— Ainsi, murmura-t-il lentement, ce n'était pas un rêve ! C'est bien vous... je n'ai pas rêvé !
— Quoi ?
— Cette nuit... cette nuit inimaginable ! Je n'ai pas été victime de mon délire ! Il s'est passé tant de choses étranges dans ma tête, depuis si longtemps... tant de choses vagues ! J'ai fini par ne plus savoir ce qui était réel ou ce qui était songe-creux.
Catherine poussa un imperceptible soupir de soulagement. Elle avait craint que le mal ne fût revenu. Calmement, doucement, elle dit, avec beaucoup de gentillesse :
— Non. Cette nuit, tu es vraiment redevenu toi- même. Et... tu es aussi devenu mon amant, ajouta-t-elle nettement.
Il la saisit aux épaules, scrutant avidement le joli visage qui le contemplait.
— Pourquoi ? Mais pourquoi, tout à coup, êtes-vous venue dans mes bras ? Que s'est-il passé ? Comment en sommes-nous arrivés là ?
Je vous avais laissée à Montsalvy et je vous retrouve... mais, au fait, où sommes- nous ?
— À Coca, en Castille. Chez l'archevêque de Séville, don Alonso de Fonseca.
Il répéta, comme dans un songe :
— A Coca... en Castille ! Comment y sommes-nous arrivés ? Je m'y perds !
— De quoi te souviens-tu au juste ?
Mes derniers souvenirs sont ceux d'une bataille. Les bandits de la forêt d'Oca qui me tenaient prisonnier ont été attaqués par les alguazils. Les soldats ont cru que j'étais aussi un brigand. Il a bien fallu que je me défende. J'ai été blessé. Il y a eu un coup terrible. J'ai cru que ma tête éclatait. Et puis... plus rien ! Si... pourtant... Je me souviens d'avoir eu soif, d'avoir eu froid... Les seuls souvenirs qui me restent sont ceux d'un vent violent, incessant...
« La cage, », pensa Catherine qui se garda bien d'évoquer l'affreux instrument de torture. Mais il fallait tout de même aider Gauthier à retrouver la pleine possession de sa mémoire.