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— Ces bandits d'Oca, dit-elle, comment étais-tu tombé entre leurs mains ? Un ménestrel florentin que tu avais rencontré sur le chemin de Roncevaux m'a dit t'avoir vu tomber sous les coups des montagnards navarrais. Il les a vus jeter ton corps dans un ravin sans fond... et, pourquoi te le cacher, je te croyais mort !

— Je l'ai cru aussi. J'étais blessé. Ils m'étaient tombés dessus comme un essaim de guêpes. Ils m'ont ensuite dépouillé de mes vêtements et jeté au fond du ravin. J'aurais dû, normalement, m'y briser les reins, mais les dieux m'ont protégé. Un arbrisseau a arrêté ma chute et, quand le froid m'a ranimé, je me suis retrouvé accroché à ses branches, en fort mauvaise posture cependant. Je grelottais, sans le moindre vêtement, et la nuit tombait. Je me sentais faible comme un enfant ; pourtant, je voulais vivre. Malgré le sang perdu, je réfléchissais. Remonter vers le sentier ? C'était dangereux : d'abord à cause de ma faiblesse qui rendait l'escalade presque impossible, ensuite à cause de mes agresseurs. Qui pouvait dire s'ils n'étaient pas toujours postés sur la route, guettant quelque voyageur surpris par l'obscurité prochaine ? Cette fois ils m'achèveraient avant de me rejeter au ravin...

« J'en étais là de mes réflexions quand, dans le val au-dessous de moi, je vis des feux s'allumer. Cela me rendit courage. Pensant qu'il s'agissait sans doute de bergers ou de bûcherons, je me mis à descendre, lentement, m'accrochant aux rochers et aux ronces. Vous dire combien de temps dura cette descente, j'en serais tout à fait incapable ! Bientôt, je n'eus plus pour me guider que les flammes rouges. Comment suis-je arrivé en bas sans me rompre tous les os, c'est encore un mystère pour moi...

— Et, fit Catherine, les bergers t'ont recueilli, soigné ?

— Recueilli, oui, soigné, oui encore... mais ce n'étaient pas des bergers !

— Quoi d'autre ?

— Les hommes d'un seigneur-pillard qui hante la région ; le seigneur Vivien d'Aigrement.

Catherine fronça les sourcils. Ce nom-là, elle l'avait entendu prononcer, et avec quelle terreur, par les religieux de Roncevaux comme par les paysans de Saint- Jean-Pied-de-Port.

— Comment t'en es-tu tiré ?

Je ne m'en suis pas tiré, justement. Ce Vivien d'Aigrement est un fauve, l'un de ces grands rapaces aux serres toujours sanglantes II m'a recueilli uniquement parce que je lui semblais posséder une valeur marchande. On m'a soigné, certes, mais aussi chargé de chaînes quand j'ai eu la force de les supporter, conduit ainsi jusqu'à Pampelune où le fauve m'a vendu comme esclave, très cher, croyez-moi ! Je vaux un nombre respectable d'écus, ajouta Gauthier avec une amère ironie.

C'est l'évêque de la ville qui m'a acheté pour veiller à son chenil. Les molosses y étaient féroces, moins cependant que leur maître. Le jour où un jeune garçon vivant leur a servi de repas, je me suis enfui, non sans peine. J'étais talonné par la peur d'être pris car je savais ce qui alors m'attendrait : mon sort aurait été le même que celui de ce malheureux enfant. Mais je ne connaissais pas le pays ni sa langue maudite. Un homme que j'ai rencontré et qui me comprenait a consommé ma perte : c'était l'un des bandits d'Oca. Il m'a conduit parmi ses frères. Je n'avais fait que changer de chaînes... et de chenil.

Une fois encore, je tirais des plans pour fuir quand les alguazils sont arrivés. À cause de ma taille, sans doute, ils m'ont pris pour le chef.

D'ailleurs, comment aurais-je pu comprendre ce qu'ils disaient? J'ai été assommé, capturé... Vous connaissez sans doute la suite mieux que moi.

— Certes, je la connais...

Doucement, Catherine passa une main caressante sur la joue rugueuse du Normand.

— Tu as terriblement souffert, Gauthier, mais, vois- tu, j'ai toujours pensé que la mort ne pouvait rien contre toi : tu es indestructible... comme la terre elle-même !

— La terre peut se convulser, s'effondrer, et moi je ne suis qu'un homme comme les autres !

Mais, comme la main de Catherine s'attardait sur son visage, il la détacha doucement, puis :

— À vous, maintenant, dame Catherine ! Si vous voulez que je comprenne, il faut tout me dire... tout, vous entendez ?

Elle se recula, les yeux soudain baissés, puis, se relevant, alla s'asseoir sur un banc près de la fenêtre. Aussi bien, elle n'avait jamais pensé éviter une sincère explication. Cette nuit même, au plein de leur folie sensuelle, ne lui avait-elle pas promis : « Demain, je te dirai tout » ? — Tu sauras tout ! Je n'avais pas l'intention de te cacher le moindre fait. Donc, quand le ménestrel florentin est venu, chez nous, m'annoncer qu'il t'avait vu périr...

Le récit dura longtemps. Catherine parlait lentement, réfléchissant sans cesse à ce qu'elle allait dire pour ne rien oublier. Elle ne lui fit grâce d'aucun détail. Tout y passa : la fuite de Montsalvy, le pèlerinage à la Vierge du Puy, le départ avec les pèlerins, la rencontre avec Ermengarde de Châteauvillain et Josse Rallard, le vol des rubis de sainte Foy, l'arrivée de Jean Van Eyck et la lettre du duc de Bourgogne, les confidences haineuses de Fortunat, la fuite de Roncevaux avec Josse, enfin son sauvetage, à lui Gauthier, dans Burgos ivre de sang et leur arrivée commune dans le château rouge de l'archevêque Fonseca. Pas une fois Gauthier ne l'interrompit. Pas un instant non plus, son regard attentif ne la quitta. On aurait dit qu'il cherchait à s'assurer que les paroles prononcées étaient bien en accord avec la pensée de la jeune femme. Lorsqu'elle eut fini, seulement, il poussa un profond soupir, et, se levant, alla jusqu'à la fenêtre, posant un pied sur le banc d'encoignure qui en garnissait le renfoncement.

— Ainsi, dit-il lentement, messire Arnaud est prisonnier des Maures !

Instantanément, la colère jalouse de Catherine l'envahit comme une vague amère.

— Un prisonnier de bonne volonté ! Ne t'ai-je pas dit qu'il avait suivi cette femme de son plein gré ? Ne t'ai-je pas rapporté les paroles de Fortunat ? L'Infidèle est plus belle que le jour, a-t-il dit, et mon époux s'en est épris au premier regard.

— Et vous avez cru ça ? Vous, une femme intelligente ? Rappelez-vous donc l'attachement fanatique de Fortunat pour son maître !

Souvenez-vous de ces visites que, chaque semaine, il rendait à la maladrerie de Calves, et cela par tous les temps ! Et vous ne savez pas, puisque vous n'y étiez pas, ce que furent sa rage, sa fureur quand le seigneur de Brézé vint à Montsalvy, quand chacun, là-bas, crut que vous alliez reprendre époux ! Jamais je n'ai entendu cris de colère plus haineux, serments plus virulents de vous faire payer cette trahison. Fortunat vous haïssait, dame Catherine. Il aurait dit n'importe quoi pour vous blesser !

— Il n'aurait pas menti à ce point ! Est-ce qu'il n'a pas juré, tu m'entends, juré sur le salut de son âme qu'à cette heure-là Arnaud connaissait l'amour dans le palais de sa princesse ! Qui donc, pour assouvir une simple haine, accepterait de compromettre si gravement son salut éternel ?

— Plus de gens que vous ne pensez ! En tout cas, il est possible que messire Arnaud connaisse l'amour là- bas. Mais qui vous assure qu'il y réponde ? D'ailleurs...

Et Gauthier, se retournant tout d'une pièce, fit face à Catherine, la dominant de toute sa taille.

Vous ne seriez pas partie, dame Catherine, vous n'auriez pas entrepris ce voyage insensé si vous n'espériez encore. Vous seriez rentrée à Montsalvy, peut-être à la cour du roi Charles où le seigneur de Brézé vous eût ouvert tout grands ses bras... à moins que vous ne vous fussiez souvenue de l'amour du Grand Duc d'Occident. Une femme comme vous ne s'avoue jamais vaincue, je le sais mieux que quiconque. Quant à croire que messire Arnaud est à jamais perdu pour vous, à d'autres, dame Catherine ! Vous ne me ferez jamais avaler cela ! — Es-tu bien certain que je ne veuille pas seulement lui reprocher sa trahison ? Jouir de sa confusion en le voyant, lui, un chrétien, un capitaine du Roi, roucouler aux pieds d'une moricaude, et qu'ensuite...