Le moine borgne la considéra sans étonnement, s'inclina brièvement.
— Je suis heureux de vous rencontrer, noble dame ! J'allais me rendre auprès de vous. Sa Grandeur m'envoie.
Une brusque angoisse serra la gorge de Catherine. Elle leva sur le moine des yeux où le désespoir se mêlait à la peur.
— Vous... vous parlez donc notre langue ?
— Quand il le faut, quand il est nécessaire, je parle en effet votre langue... comme je parle également l'anglais, l'allemand et l'italien !
Catherine sentit d'un seul coup ses doutes et ses terreurs revenir.
Garin, lui aussi, parlait plusieurs langues étrangères... Et cette incertitude intolérable revenait, elle aussi. Elle se traduisit, chez la jeune femme, en une colère brutale.
— Pourquoi, alors, avez-vous feint de ne point me comprendre, l'autre jour, dans la chambre du Trésor ?
— Parce que ce n'était pas nécessaire ! Et parce que je ne comprenais pas ce que vous vouliez dire...
— En êtes-vous tellement certain ?
Oh ! déchiffrer l'énigme de ce visage fermé, de cet œil unique dont le regard refusait le sien et allait se perdre, par-dessus sa tête, dans les profondeurs de la cour ! Arracher à ce fantôme sa vérité profonde !...
En l'entendant parler français, Catherine avait cherché à retrouver les intonations de Garin, la voix de Garin... et il lui était impossible de dire si c'était la même voix ou bien une autre !... Maintenant, elle l'entendait lui apprendre que don Alonso avait été légèrement blessé par la chute d'une colonnette de cèdre, que son médecin maure lui avait donné un puissant somnifère pour qu'il reposât en paix, mais qu'avant de s'endormir il avait ordonné à Fray Ignacio de s'assurer que Catherine était indemne, et de veiller en personne à ce que le départ prévu de la jeune femme ne subît pas de retard du fait de l'incendie nocturne et s'effectuât comme si don Alonso en personne avait pu y présider.
— Don Alonso vous prie seulement de garder son souvenir dans votre cœur, noble dame... et de prier pour lui comme il priera pour vous !
Une soudaine bouffée d'orgueil redressa Catherine. Si cet homme était Garin, s'il jouait un rôle, il le jouait supérieurement. Elle ne voulut pas être en reste avec lui.
— Dites à Sa Grandeur que je n'y manquerai pas et que jamais le souvenir de ses bontés ne me quittera. Dites-lui aussi combien je lui suis reconnaissante de l'aide qu'elle m'a donnée et aussi que je la remercie de ses prières, car, dans les lieux où je me rends, le péril sera constant !...
Elle s'arrêta un instant, regardant fixement le moine noir. Rien !
Pas un tressaillement ! Il semblait fait de pierre, insensible au moindre sentiment, à la plus simple compassion, se contentant, une fois encore, de s'incliner silencieusement.
— Quant à vous... reprit Catherine d'une voix que la colère faisait trembler.
Mais elle n'alla pas plus loin. Comme il s'était interposé tout à l'heure entre Tomas et le couteau de Josse, Gauthier intervint en posant sa main sur l'épaule de la jeune femme.
— N'en dites pas davantage, dame Catherine. Souvenez-vous de ce que je vous ai dit ! Venez ! Il est temps de partir !
Cette fois, elle subit son autorité. Docilement, elle se détourna, rejoignit le groupe que formaient Josse et les
bêtes, se laissa mettre en selle sans un mot et se dirigea vers la porterie. Au moment de franchir la herse relevée, elle se retourna, mais ce fut pour trouver, juste derrière elle, les larges épaules du Normand qui bouchaient presque toute la vue.
— Ne vous retournez pas ! ordonna-t-il durement. Vous devez aller votre chemin, droit devant vous... et sans jamais plus vous retourner !
Souvenez-vous de ce que je vous ai dit : devant votre Dieu et devant les hommes vous êtes la femme d'Arnaud de Montsalvy ! Oubliez tout le reste !
De nouveau, elle obéit, regarda, au-delà de l'ogive rouge, le profil aride et magnifique du plateau, mais, derrière l'épaule de Gauthier, elle avait tout de même aperçu la forme noire du moine, debout à l'endroit où elle l'avait laissé, les mains au fond de ses manches.
Rigide, énigmatique, il la regardait s'éloigner... Et Catherine sentit que cette image se plantait dans son cœur, dans sa chair, comme une épine où peut-être s'écorcherait sans cesse son amour... en admettant qu'elle parvînt à le retrouver.
Elle chevaucha longtemps, silencieuse, laissant la bride sur le cou de sa monture. Josse avait pris la tête et traçait le chemin. Elle suivait machinalement, sans rien voir du paysage que foudroyait déjà l'impitoyable soleil de Castille. Après une dure montée, un gigantesque panorama de plaines et de sierras d'ocre rouge s'offrit à leurs yeux, piqué de villages misérables qui gardaient de leur mieux de maigres champs de chanvre. Parfois, la silhouette courte d'une petite église romane ou les murs arrogants d'un monastère, parfois aussi un maigre château perchant sa tour sur un rocher comme un héron nostalgique rêvant sur une patte... mais Catherine ne voyait rien de tout cela. Elle ne voyait qu'en elle-même la silhouette menaçante d'un moine borgne dont le silence la condamnait peut-être. Aux pieds de la Vierge du Puy, elle avait imploré que Dieu lui rendît son époux... Dieu avait-il ainsi joué avec son cœur, avec son amour ?
Dieu pouvait-il être cruel au point d'avoir remis sur sa route celui qu'elle croyait mort tandis qu'elle cherchait désespérément à retrouver un vivant ? Où était le devoir maintenant ? Gauthier disait qu'il fallait continuer, coûte que coûte, sans regarder derrière soi... Mais Gauthier ne connaissait pas Dieu. Et qui pouvait savoir ce que Dieu exigeait d'elle, Catherine ?
L'image de Fray Ignacio et celle de Garin se juxtaposaient maintenant dans son esprit. Toutes celles que sa mémoire lui conservait de son premier époux se mirent à tournoyer autour de la forme rigide du moine. Garin au soir de leur mariage, Garin le visage déformé par la haine dans le donjon de Malain, Garin enfin dans sa prison, les ceps aux pieds, la blessure de son œil à nu. Malgré le soleil brûlant, Catherine croyait sentir encore sur ses épaules l'humidité de cave du cachot, dans ses narines l'odeur de moisi et de pourriture. Elle voyait, oui, elle voyait Garin tournant vers elle son visage blessé quand elle était entrée dans la prison. Et, soudain, elle sursauta.
— Mon Dieu ! murmura-t-elle. Mais c'est vrai... Comment n'ai-je pas pensé à cela plus tôt ?...
Au beau milieu du sentier à peine tracé, elle arrêta sa monture, regarda l'un après l'autre ses deux compagnons qui, eux aussi, avaient fait halte. Et tout à coup, de la plus imprévisible façon, elle éclata de rire. Un rire clair, joyeux, jeune... un rire de délivrance qui dénouait les entrailles, desserrait la gorge, amenait les larmes dans les yeux, un fou rire qui ne voulait plus s'arrêter et qui plia bientôt Catherine jusque sur l'encolure de son cheval... Dieu que c'était drôle !...
Comment avait- elle pu être assez bête pour ne pas s'apercevoir de cela tout de suite, pour se torturer de cette façon stupide ?... Non, c'était la chose la plus grotesque et la plus drôle à la fois qui lui fût jamais arrivée... Elle riait, elle riait à en perdre haleine... Bien sûr, elle entendit Josse s'écrier, inquiet :
— Mais... elle devient folle !
— Et ce grand nigaud de Gauthier qui répondait, sur le ton le plus grave du monde : C'est le soleil peut-être ! Elle n'a pas l'habitude !
Mais, quand ils voulurent la faire descendre de cheval, la conduire à l'ombre, elle s'arrêta de rire aussi brusquement qu'elle avait commencé. Elle était rouge d'avoir trop ri et sa figure était inondée de larmes, mais elle planta dans les yeux du Normand un regard clair, joyeux..
— Je viens de me souvenir, Gauthier ! Fray Ignacio est borgne de l'œil droit !... Et c'est l'œil gauche que feu mon époux, le Grand Argentier de Bourgogne, avait perdu à la bataille de Nicopolis ! Je suis toujours libre, tu entends, libre d'aller réclamer mon bien à l'Infidèle !