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— Vous ne voulez pas vous reposer un peu ? hasarda Josse qui n'avait rien compris.

Elle le foudroya d'un nouvel éclat de rire.

— Me reposer ! C'est vous qui devenez fou ! Au galop au contraire ! A Grenade ! A Grenade le plus vite possible ! Et à nous deux, Arnaud de Montsalvy !

Troisième partie

Al Hamra

CHAPITRE IX

La maison de Abou-al-Khayr

Quinze jours plus tard, trois mendiants, couverts de poussière et vêtus de haillons, franchissaient, en se tenant par la main, l'arc en fer à cheval de Bab-el-Adrar, la Porte de la Montagne, au milieu de la foule qui se rendait au marché. Personne ne faisait attention à eux, les mendiants étant nombreux à Grenade. Le plus grand, un véritable géant cependant, allait devant, mais n'émettait pas un son. Un muet sans doute. Puis venait la femme, mais, hormis ses pieds sales dans des babouches usagées, on ne voyait d'elle, sous la pièce de cotonnade noire en mauvais état qui la couvrait, que des yeux sombres et brillants. Le troisième, qui devait être aveugle si l'on en croyait sa démarche hésitante et la façon qu'il avait de s'accrocher aux deux autres, était un bonhomme noiraud qui, tout en marchant, tentait d'éveiller la charité des passants en psalmodiant d'une voix lamentable quelques versets du Coran. Personne, en tout cas, n'eût reconnu dans ce groupe lamentable les trois cavaliers fringants partis de Coca quinze jours plus tôt.... mais c'était Josse qui l'avait voulu ainsi.

— Si l'on nous reconnaît pour des chrétiens, nous sommes perdus ! avait-il dit aux deux autres. Nos têtes orneront bientôt les murs de Grenade la Rouge et nos corps serviront de nourriture aux chiens dans ses fossés. La seule façon de passer inaperçus, c'est de passer pour des mendiants.

Pour cette transformation, l'ancien truand s'était révélé un artiste.

La Cour des Miracles, dont il avait été longtemps l'un des ornements, était pour cela la meilleure école.

Il savait à merveille révulser ses yeux afin de ne montrer que le blanc et jouait l'aveugle à la perfection.

— Les aveugles jouissent d'une certaine considération, en terre d'Islam, avait-il expliqué. On nous laissera tranquilles.

Quant à Catherine, depuis qu'elle avait franchi les frontières du royaume de Grenade, elle n'avait pas assez d'yeux pour tout voir. Elle en avait oublié combien la dernière partie de leur voyage avait été difficile. Gauthier, Josse et elle-même avaient dû fuir Tolède où régnait la peste et où, une fois de plus, les juifs faisaient les frais de la colère populaire. On les pourchassait, on brûlait, sur les places, leurs livres saints ; on saisissait leurs biens et, au hasard des vengeances particulières, on les assassinait sous le moindre prétexte. L'antique cité wisigothe, si vieille qu'on lui donnait Adam comme premier roi, prenait un bain de sang dont Catherine et les siens s'étaient écartés avec horreur.

Cela avait été pour tomber dans un autre danger. Après d'inutiles escarmouches aux frontières de Grenade, l'armée du connétable de Castille, Alvaro de Luna, remontait vers Valladolid et le pays traversé payait le poids d'une mauvaise humeur due à une campagne sans gloire et sans profit. Sur leur passage, les hommes de Luna ravageaient et pillaient comme en pays conquis. Les gens des sierras, si pauvres qu'ils vivaient parfois de l'herbe rare arrachée aux arides plateaux, se dispersaient à leur approche comme volée de moineaux devant l'épervier. Les trois Français avaient fait comme eux. Près de Jaen quelques éclaireurs de l'avant-garde les avaient fait arrêter, mais, grâce à la force de Gauthier, à la souplesse et à l'habileté de Josse, ils avaient pu leur échapper, heureux de s'en tirer en y laissant seulement leurs chevaux. D'ailleurs, comme le fit remarquer Josse, la frontière mauresque n'était plus loin et, de toute façon, il eût bien fallu se résigner à abandonner les montures, les mendiants allant rarement à cheval.

— On aurait pu les vendre ! avait fait remarquer Gauthier en bon Normand.

— À qui ? Il n'y a pas âme qui vive, dans ce doux pays, qui ait assez d'argent pour acheter seulement un bourricot. La terre est riche, mais voilà des années et des années que l'on se bat sans arrêt dans ce coin, l'herbe même ne pousse plus. Ou bien ce sont les Sarrasins qui font des incursions vers le nord, ou bien ce sont les Castillans qui descendent dans l'espoir d'achever la Reconquista... mais, pour les gens de Jaen et d'alentour, c'est toujours le même résultat : la terre brûlée.

Courageusement, les trois compagnons s'étaient engagés à pied, dans les sentiers à peine tracés de la chaîne Bétique, marchant la nuit, se cachant le jour, se guidant sur les étoiles qui, pour le truand parisien comme pour le géant des forêts normandes, semblaient n'avoir guère de secrets. Cette dernière partie du voyage fut rude et épuisante, mais Catherine la supporta vaillamment. Ce ciel inconnu, si bleu quand venait la nuit, ces étoiles plus grosses, plus brillantes que toutes celles qu'elle avait contemplées jusque-là, tout cela lui disait qu'elle approchait enfin ce lieu étrange, captivant et dangereux, où vivait Arnaud.

Le chemin suivi parlait encore de guerre, de souffrance et de mort.

Parfois, dans l'obscurité, on butait sur un cadavre en train de pourrir tranquillement sous un buisson d'épines ou bien, durant le repos du jour, le cri sinistre des charognards venait emplir le ciel indigo. Les grands oiseaux noirs tournoyaient lourdement puis s'abattaient comme pierre sur un point quelconque du paysage. Mais quand, du haut de l'aride sierra, Catherine avait découvert, à l'aube déjà gonflée de soleil d'une glorieuse journée du sud, la splendeur de Grenade couchée dans son écrin de montagnes comme au cœur d'une immense coquille dont la nacre garderait les reflets de la mer, posée comme un bijou au bord d'une vallée verte et or qu'enfermaient les sommets neigeux d'une sierra, elle était demeurée saisie d'admiration. Des sources sans nombre dévalant la montagne et rejoignant les eaux rapides, claires et bondissantes de deux torrents, rafraîchissaient ce merveilleux pays qui semblait tendre vers le ciel, offrande érigée sur un dur promontoire de roches rouges, jailli de la verdure, le plus rose, le plus chatoyant des palais maures. Une haute chaîne de murailles hérissées de tours carrées enserrait tendrement un séduisant fouillis de fleurs, d'arbres et de pavillons couleur de chair. Par endroits, on devinait le scintillement des fontaines, le miroir d'eau des bassins. Et il n'était pas jusqu'aux rudes briques des remparts qui ne se parassent d'une singulière douceur, comme si elles se refusaient à rompre l'harmonie de cette heureuse vallée où la richesse et l'abondance s'étalaient comme un étonnant tapis de soie.

Autour du palais enchanté, la ville s'étageait sur de pures collines qu'escaladaient ses murailles. De sveltes minarets, blancs ou rouges, fusaient dans l'air bleu auprès des dômes verts ou or des mosquées.

Des palais s'élevaient au-dessus des maisons, mais plus haut qu'elles toutes la masse imposante de la Médersa, l'université islamique, luttait avec le lourd bâtiment du grand hôpital, le Maristan, sans doute, à cette heure, le mieux équipé d'Europe.

C'était l'heure du lever du soleil, l'heure où de chacun de ces minarets s'élevait la voix perçante des muezzins appelant les Croyants à la prière.

Le chemin montagneux, à cet endroit, formait une sorte de balcon d'où la vue embrassait tout le prodigieux pays. Catherine vint s'asseoir sur une pierre tout près du bord et, devinant ce qu'elle éprouvait, les deux autres s'écartèrent pour la laisser méditer en paix et allèrent s'installer un peu plus loin, au coude de la route.