Catherine ne pouvait détacher ses yeux du fabuleux paysage étalé à ses pieds. C'était là le but lointain de son voyage insensé, entrepris à l'encontre de toute saine raison, et elle se sentait émue aux larmes à le trouver si beau. N'était-ce pas là le pays même des songes et de l'amour ? Et pouvait-on vivre ici autrement que dans la joie et le bonheur ?
Elle avait peiné, elle avait souffert, elle avait tremblé, versé des larmes et du sang, mais elle était arrivée. Arrivée ! C'en était fini des routes interminables, des horizons qui semblaient ne jamais devoir cesser de se succéder. Finies les nuits de doute, passées à se demander si elle atteindrait jamais ce lieu, que, parfois, dans ses minutes de découragement, elle s'était surprise à croire imaginaire. Grenade était devant elle, couchée à ses pieds comme une bête caressante, et sa joie était si grande de la découvrir enfin qu'elle en oublia un instant les dangers qui pouvaient l'y attendre. Arnaud, maintenant, n'était plus qu'à quelques pas d'elle et sa demeure devait être ce fabuleux palais si bien gardé.
Si bien gardé !... Trop bien gardé ! L'idée, en l'atteignant, doucha sa joie. Ces jardins de rêves poussaient sur une forteresse. Sous leurs palmes vertes, sous leurs feuillages foisonnant et leurs roses, il y avait des soldats, des armes. Et cette femme, elle-même, cette femme qu'elle haïssait sans la connaître, devait avoir tous les moyens de se défendre et de garder sa proie. Comment atteindre les portes du palais, comment les forcer ? Comment trouver Arnaud dans ce fouillis de ruelles, dans ce monde cependant réduit ?
Il aurait fallu des armées pour venir à bout de cette ville et Catherine savait bien que celles du farouche connétable de Castille s'y cassaient les dents depuis des années. Nul ne pouvait se vanter d'avoir violenté les frontières de Grenade et d'avoir vécu longtemps ensuite pour s'en glorifier.
Parce qu'elle sentait le besoin pressant de lutter contre le découragement qui suivait de si près la joie du triomphe, Catherine se laissa glisser à genoux dans la poussière, joignit les mains et ferma les yeux. Durant de longues minutes, aussi ardemment qu'au pied de l'étrange petite vierge noire du Puy, elle pria, elle supplia le ciel d'avoir enfin pitié d'elle, de lui rendre l'homme qui, avec son enfant, constituait son seul bien sur la terre. « Tu ne permettras pas, Seigneur, que je n'aie touché enfin à cette rive lointaine que pour me rejeter au péril de la mer. Tu ne voudras pas que mes douleurs aient été vaines et que je ne sois venue ici que pour y perdre à jamais mon cœur et mon amour, parce que tu es la justice ! Et même si j'ai souvent mérité ton courroux, tu ne le permettras pas davantage parce que tu es aussi la Miséricorde et parce que je t'implore. »
Une main, touchant doucement son épaule, fit rouvrir les yeux de la jeune femme. Elle vit Josse qui, penché sur elle, essayait doucement de la relever.
— Prier en plein vent, dame Catherine, quelle imprudence !
Oubliez-vous que nous sommes ici en pays infidèle ? Il n'y a, vous le voyez, pas la moindre maison de Dieu, rien que les mosquées où ces mécréants prient leur Dieu à eux. Levez-vous vite ! Si quelqu'un vous voyait...
Avec plus d'énergie que de douceur, il la remettait sur ses pieds.
Elle lui sourit derrière le voile noir.
— Pardonnez-moi ! Je crois bien que je l'avais oublié. Tout est si beau ici ! Est-ce que ce pays n'est pas le Paradis lui-même ? Et c'est bien là ce qui m'épouvante, ami Josse. Quand on vit au milieu de tant de splendeur, tout doit s'effacer. On ne doit plus pouvoir respirer loin de ces montagnes, de ces eaux fraîches, de ces jardins. Et mon époux qui n'a connu, avant de quitter notre contrée, que les horreurs d'une maladrerie, comment pourrais-je lui en vouloir vraiment s'il refuse de s'en aller ?
Messire Arnaud n'est pas l'homme de la vie molle et des jardins fleuris, coupa la voie brève de Gauthier. Je le vois mal jouant du luth ou respirant des roses dans la soie et le satin. L'épée, la cotte de mailles, voilà ce qu'il aime et plus encore la vie rude des camps et des grands chemins. Quant à ce soi-disant Paradis...
— Drôle de Paradis ! coupa Josse narquois. Ce palais, cette ville-palais plutôt, que l'on nomme Al Hamra... « la rouge » est semblable à la rose. Il y a des épines cruelles sous ses pétales embaumés.
Regardez plutôt.
La main maigre du Parisien avait désigné d'abord la ligne des crêtes montagneuses, ponctuée de fortins dont les murailles, elles, ne se paraient d'aucune douceur. Point de fleurs ici, point d'arbres dont le vent au parfum d'oranger pouvait agiter doucement les panaches verts, point de palmes bruissantes, mais, aux créneaux, l'éclair sinistre de l'acier, la pointe étincelante des casques maures enturbannés de blanc. Puis la main de Josse redescendit vers la double enceinte fortifiée de Grenade, pointa vers les merlons que surmontaient d'étranges boules.
— Des têtes coupées ! dit-il seulement, comme c'est accueillant !
Et Catherine frissonna, mais son courage n'en demeura pas moins grand. Le piège était séduisant, fleuri et sans doute dangereux, mais avec ses mains nues, avec son seul amour elle en arracherait les sortilèges.
— Allons-y ! dit-elle seulement.
Les haillons qui la couvraient, ainsi que ses deux compagnons, avaient été volés par Josse sur des cadavres rencontrés dans la montagne. Leur saleté avait soulevé le cœur de la jeune femme, mais, sous sa cotonnade noire, elle se sentait à l'abri. Ce pays, qui ne permettait aux femmes de montrer que leurs yeux, avait des usages pratiques pour qui souhaitait se cacher.
Les yeux rivés aux masses de verdure sur lesquelles ressortaient si bien les murs aux tons chauds d'Al Hamra, Catherine se laissa entraîner, le cœur battant à la fois d'espoir et de crainte. Les Croisés de jadis devaient éprouver quelque chose d'analogue en découvrant Jérusalem... Au milieu d'une foule gesticulante, braillarde, fleurant à la fois le jasmin et l'huile rance, elle franchit la première enceinte assez délabrée. La seconde lui parut lointaine, au-delà d'un espace sans arbres ni construction d'aucune sorte, mais à peu près aussi peuplé qu'un champ de foire un jour de marché. Là se tenaient les marchés aux grains, au fourrage et aux herbes. Des ânes, des mulets, des moutons, des chameaux nonchalants circulaient entre les sacs posés à même la poussière auprès desquels des musulmans aux djellabas terreuses étaient assis, appelant le client à grands cris. Plus loin, on vendait du bois de chauffage, du charbon ; plus loin encore, de la paille, du foin, du fourrage vert. La deuxième enceinte, beaucoup plus haute, ouvrant sur la ville même par le haut fer à cheval de la porte de l'Alcazaba, donnait une rouge toile de fond à cette foule qui réunissait toutes les couleurs de la terre, depuis le noir jusqu'au rouge chaud en passant par tous les bruns, tous les gris, tous les jaunes et tous les ocres. Et puis, la seconde porte passée, tout devenait vert. D'énormes tas de myrte, de basilic, d'estragon, de laurier embaumaient l'air bleu, voisinant avec des couffins débordants d'olives, de citrons, de pistaches et de câpres, et des outres en peau de chèvre pleines de beurre fondu et de miel... Cette ville rouge dont Catherine découvrait le cœur blanc fait de maisons aux toits plats, aux murs nus passés à la chaux, était comme une énorme corne d'abondance d'où coulait la prospérité. Elle posait à la pointe de l'Europe la griffe de l'Afrique immense, mystérieuse et féconde qui s'ouvrait derrière elle jusqu'au bout du ciel. Des conquêtes espagnoles des terribles sultans almoravides ou almohades, hommes voilés de noir venus du grand Atlas et de la fabuleuse Marrakech, il ne restait que peu de chose : ce royaume de Grenade à l'étendue réduite sucré et rouge comme le fruit dont il portait le nom et qui résumait à lui seul tout l'Orient et toute l'Afrique.