— Quel fabuleux pays ! murmura Catherine émerveillée. Tant de richesse !...
Il vaudrait mieux éviter de parler français, souffla Josse. C'est une langue peu répandue chez les Maures. Nous voilà dans la place.
Avez-vous une idée de l'endroit où habite votre ami le médecin ?
— Il m'avait dit que sa maison s'élevait au bord d'une rivière...
Elle s'interrompit, les yeux écarquillés. Dans l'étroite ruelle qui serpentait entre les maisons blanches aux murs aveugles, un cortège s'avançait, des coureurs armés de bâtons repoussaient les marchands ambulants qui emplissaient l'air de leurs appels et du tintement de leurs clochettes, puis venaient des cavaliers en burnous blanc. Enfin, portée sur les épaules de six esclaves noirs comme l'ébène et nus jusqu'à la ceinture, une litière dorée venait d'apparaître, voguant au-dessus des têtes enturbannées, comme une caravelle sur les flots.
Catherine et ses compagnons eurent juste le temps de se plaquer contre une maison pour ne pas être atteints par le bâton des coureurs qui hurlaient à pleine gorge. En passant devant Catherine, les rideaux de mousseline azurée s'écartèrent sous la poussée d'un courant d'air et la jeune femme put apercevoir, couchée sur des coussins dorés et toute vêtue de voiles bleus, une mince et souple créature dont la longue chevelure noire était tressée de sequins d'or et qui, hâtivement, ramena l'un de ses voiles sur son visage. Mais la jeune femme avait eu le temps de remarquer la beauté de cette femme, son profil impérieux et ses immenses yeux noirs ainsi que les joyaux qui ornaient sa gorge.
— Qui est cette femme ? demanda-t-elle d'une voix qui s'étranglait d'une soudaine angoisse. C'est au moins une princesse...
Sans lui répondre, Josse, de la voix pleurarde qu'il avait adoptée, demanda à un porteur d'eau coincé près d'eux qui était la dame à la litière. La réponse l'atterra. Josse n'eut pas besoin de la lui traduire car, depuis qu'ils avaient franchi les Pyrénées, il avait occupé les loisirs de la route, en apprenant à la jeune femme autant d'arabe qu'il pouvait. Elle en savait assez pour suivre une conversation facile et elle avait parfaitement compris ce qu'avait dit le porteur d'eau.
— C'est la précieuse perle d'Al Hamra, la princesse Zobeïda, sœur du Calife !
La sœur du Calife ! La femme qui lui avait pris Arnaud ! Pourquoi donc fallait-il que, dès ses premiers pas dans la ville maure, elle vît apparaître sa rivale ? Et quelle rivale !... D'un seul coup s'écroulait la belle confiance que Catherine avait traînée avec elle tout au long de cette interminable route qui, des marches du Puy, l'avait menée jusque dans cette ville étrangère. La beauté, un instant entrevue, de l'Ennemie donnait à la jalousie une âcreté affreuse, un goût amer qui empoisonnait jusqu'à l'air chaud de cette matinée. Catherine se laissa aller contre le mur que le soleil faisait brûlant. Une immense lassitude, née de toute la fatigue accumulée et du choc qu'elle venait de recevoir, la terrassait. De lourdes larmes montaient à ses yeux... Arnaud était perdu pour elle. Comment n'en être pas persuadée après l'éblouissante vision d'or et d'azur qui venait de s'évanouir ? Le combat était perdu d'avance...
— Mourir !... chuchota-t-elle pour elle-même... Mourir tout de suite !
Cela n'avait été qu'un imperceptible murmure, mais Gauthier avait entendu. Tandis que Josse, embarrassé devant cette brusque douleur, s'en allait interroger, en tâtonnant d'une façon convaincante, un marchand ambulant qui proposait « des amandes bien pleines et des grenades bien juteuses ! », il se planta devant la jeune femme défaillante, la redressa d'une poigne brutale.
— Et alors ? Qu'y a-t-il de changé ? Pourquoi voulez-vous mourir ?... Parce que vous avez vu cette femme ? Car c'est elle, n'est-ce pas, que vous voulez vaincre ?
Vaincre ! s'écria-t-elle avec un rire douloureux. Vaincre avec quoi ?
Le combat n'est même pas possible ! Folle que j'ai été de croire que je pourrais le reprendre ! Tu l'as vue, la princesse infidèle ? Fortunat avait raison. Elle est plus belle que le jour, je n'ai aucune chance contre elle.
— Aucune chance ? Pourquoi donc ?
— Mais souviens-toi de cette vision éblouissante ! Et regarde-moi...
Il la retint au moment où elle allait faire le geste fatal. Arracher cette cotonnade noire et crasseuse sous laquelle elle étouffait, dévoiler son visage, ses cheveux blonds.
— Vous êtes à bout, mais il faut vous reprendre ! On nous regarde déjà !... Cette défaillance nous met tous en danger ! Notre langage inhabituel...
Il n'alla pas plus loin. Au prix d'un terrible effort de volonté, Catherine surmontait sa défaillance. Gauthier avait dit la seule chose qui pouvait l'aider : rappeler que son attitude les mettait en péril.
D'ailleurs Josse se rapprochait. Tâtant le mur, le faux aveugle murmura :
— Je sais où habite le médecin. Ce n'est pas loin. Entre la colline de l'Alcazaba et les murailles d'Al Hamra, sur le bord de la rivière. Le marchand d'amandes m'a dit « entre le pont du Cadi et le Hammam, une grande maison d'où jaillissent des palmiers... ».
Sans un mot de plus, ils se remirent en marche, main dans la main.
Le contact des paumes rudes de ces hommes revigora un peu Catherine et aussi la pensée de retrouver Abou-al-Khayr. Le petit médecin maure avait le secret des mots qui rassurent et réconfortent.
Tant de fois ses étranges maximes philosophiques l'avaient arrachée au chagrin voire au désespoir dont elle avait failli mourir !
Tout à coup, elle eut hâte d'être auprès de lui, ne vit plus rien de cette cité qui, l'instant précédent, l'enchantait. Pourtant, ses compagnons l'entraînaient dans une bien étrange rue, couverte de claies de roseaux qui filtraient en flèches lumineuses les rayons du soleil et bordées de chaque côté de petites boutiques sans porte où travaillaient des chaudronniers. Leurs centaines de coups de marteau emplissaient la rue d'un joyeux tintamarre et, dans l'ombre des échoppes, les bassins, les aiguières, les chaudrons de cuivre jaune ou rouge brillaient doucement, faisant de chaque petit magasin une sorte de grotte au trésor.
— Le souk des chaudronniers !... commenta Josse.
Mais Catherine ne voyait rien, n'entendait rien. Elle revoyait sans cesse l'impérieux profil d'ivoire, les longs yeux sombres luisant entre des cils épais, la grâce du corps serti dans ses coussins dorés.
« Elle est trop belle ! se disait-elle constamment, elle est trop belle ! »
Elle se répétait la petite phrase cruelle gui la meurtrissait comme un leitmotiv obsédant. Elle la disait encore quand, au bord d'un clair torrent dont les eaux écumeuses se dérobaient à la vue derrière ses murs, la maison d'Abou le médecin, sous le plumeau vert des palmiers qui semblaient pousser en son centre même, se dressa devant elle.
— Nous y sommes ! fit Gauthier. Voilà le but du voyage.
Mais Catherine hocha la tête en regardant, de l'autre côté du torrent, le promontoire rocheux qui érigeait fièrement, très haut au-dessus d'eux, le palais rose. Le but, c'était là-haut... et elle n'avait plus ni force ni courage pour entreprendre l'escalade.
Pourtant, quand la jolie porte à double battant, ouvragée et décorée de clous, s'ouvrit devant elle, le temps s'abolit brusquement. Catherine eut, tout à coup, dix ans de moins car elle reconnut aussitôt le grand Noir, vêtu et enturbanné de blanc qui s'y encadrait. C'était l'un des deux muets d'Abou-al-Khayr !
L'esclave fronça les sourcils, regarda ces trois mendiants d'un air réprobateur et voulut refermer la porte, mais le pied de Gauthier, vivement avancé, l'en empêcha tandis que Josse disait avec autorité :
— Va dire à ton maître que l'un de ses plus anciens amis désire le rencontrer. Un ami venu du pays des roums...
— Il ne peut rien dire, intervint Catherine. Cet homme est muet !