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Elle avait parlé français et le Noir la regardait avec un étonnement plein de curiosité. Dans les gros yeux globuleux, elle vit s'allumer une étincelle et, vivement, elle baissa son voile noir.

— Regarde ! fit-elle en arabe cette fois. Te sou- viens-tu de moi ?

Pour toute réponse, l'esclave, avec une exclamation, s'agenouilla, saisit le bas de la robe en haillons et le porta à ses lèvres. Puis, bondissant sur ses pieds, il courut vers le jardin intérieur que l'on apercevait au-delà de l'espèce de hall carré, dallé de larges briques et qui, par de minces colonnettes, ouvrait sur une cour plantée de massifs de fleurs et des trois fameux palmiers. Une large vasque d'albâtre translucide laissait couler doucement une eau limpide qui rafraîchissait toute la demeure.

Les plantes, surtout les roses qui poussaient à foison et les orangers lourds de fleurs blanches au parfum capiteux, formaient la plus large part de la décoration de cette maison. Une belle maison, en vérité, mais où tout le luxe se réfugiait dans la pureté de ligne des colonnettes, dans la transparence de l'albâtre qui se découpait en dentelle autour de la galerie du premier étage, dans la fraîcheur de l'eau qui chantait au jardin. Abou-al-Khayr aimait la simplicité dans la vie de chaque jour, mais sans pour cela renier le confort...

Sur les dalles du jardin, on entendit le claquement rapide d'une paire de babouches et, tout à coup, Abou- al-Khayr fut là, tellement semblable au souvenir qu'en gardait Catherine que la jeune femme poussa un soupir de stupeur. Le visage du petit médecin, pourvu de son absurde et rituelle barbe de soie blanche, était toujours aussi lisse, aussi net et il était vêtu exactement comme au jour de leur première rencontre : c'était la même robe d'épaisse soie bleue, le même volumineux turban rouge vif drapé à la mode persane, les mêmes babouches de maroquin pourpre portées sur des chaussettes de soie bleue. Il n'avait pas pris un an, pas un jour ! Ses yeux noirs brillaient toujours de leur petite flamme ironique et son sourire était si familier à la jeune femme qu'elle eut soudain envie de pleurer parce qu'en le retrouvant elle avait l'impression paradoxale de rentrer chez elle.

Abou-al-Khayr, dédaignant les saluts cérémonieux de Josse et de Gauthier, se planta en face de Catherine, l'examina des pieds à la tête et déclara simplement :

— Je t'attendais. Mais tu as bien tardé !

— Moi ?

— Mais oui, toi ! Tu ne peux changer, femme d'un seul amour ! Et tu préfères toujours, n'est-ce pas, ainsi que la phalène, mourir près du flambeau que vivre dans la nuit ? La moitié de ton cœur est ici. Qui donc peut vivre avec une seule moitié de cœur ?

Une brusque rougeur monta aux joues de Catherine. Abou n'avait pas perdu son extraordinaire faculté de lire au plus secret de son cœur.

D'ailleurs à quoi bon les formes de politesse ! Elle entra tout de suite dans le vif du sujet.

— Vous l'avez vu ? Vous savez où il est ? Que fait- il ? Comment vit-il ? Est-ce que...

— Là... là... calme-toi !

Les petites mains douces du médecin entourèrent celles, tremblantes d'excitation, de la jeune femme, les maintinrent fermement : « Femme sans patience, dit-il doucement, pourquoi tant de hâte ? »

— C'est que, justement, je n'ai plus de patience... Je n'en peux plus, ami Abou !... Je suis lasse, désespérée !...

Elle avait presque crié, dans un paroxysme nerveux.

— Non, tu n'es pas désespérée. Sinon, tu ne serais pas ici ! Je sais.

Le poète a écrit : « Quand donc, Dieu puissant, se réalisera mon vœu : me sentir en repos près de ses cheveux en désordre ? » Et toi, tu dis comme le poète, c'est bien naturel !

— Non, plus maintenant, je me sens vieille tout à coup...

Le rire enfantin d'Abou-al-Khayr fusa, si clair, si jeune que Catherine se trouva tout à coup vaguement honteuse de son abattement.

— À qui feras-tu croire cela ? Évidemment, tu es lasse, tu portes avec toi toutes les poussières de tous les grands chemins... et il y en a tellement eu, n'est-ce pas, qu'elles ont envahi ton âme elle-même. Tu te sens sale, poisseuse jusqu'au cœur. Mais cela passera... Même sous tes haillons de mendiante, tu es toujours belle. Viens, tu as besoin de repos, de soins et de nourriture. Ensuite, nous causerons. Pas avant...

— Cette femme, je l'aie vue... elle est si belle !

— Nous n'en parlerons pas tant que tu ne seras pas réconfortée.

Cette maison est la tienne, désormais, et Allah seul sait combien je suis heureux de t'y accueillir, ô ma sœur ! Viens... Suis-moi ! Mais, j'y pense, qui sont ces hommes ? Tes serviteurs ?

— Plus que cela, des amis.

— Alors, ils seront les miens ! Venez tous !

Docilement, Catherine se laissa entraîner vers l'étroit escalier de pierre qui filait, en ligne droite le long d'un mur, vers la galerie du premier étage. Gauthier et Josse, encore sous l'effet de la surprise que leur avait causée le petit médecin avec son aspect étrange et son langage fleuri, leur emboîtèrent le pas. Cette fois, Josse avait renoncé à jouer les aveugles et trottait allègrement.

— Frère, chuchota-t-il à Gauthier, je crois que dame Catherine tient déjà la moitié de sa victoire. Ce petit bonhomme semble savoir ce qu'est l'amitié.

— Je crois que tu dis vrai. Quant à la victoire, elle est moins sûre !... tu ne connais pas messire Arnaud. Il a la fierté du lion avec l'entêtement du mulet, la vaillance de l'aigle... mais aussi sa cruauté. Il est de ces hommes qui préfèrent s'arracher le cœur plutôt que de faiblir quand ils se jugent offensés.

— Est-ce qu'il n'aimait pas son épouse ?

Il l'adorait. Jamais je n'ai vu couple plus passionnément épris. Mais il a cru qu'elle s'était donnée à un autre et il a fui. Comment veux-tu que je sache ce qu'il pense à l'heure présente ?

Josse ne répondit pas. Depuis qu'il connaissait Catherine, il avait envie de rencontrer l'homme qui avait su s'attacher si fortement le cœur d'une femme semblable. Et maintenant que le but était proche, sa curiosité était excitée au plus haut point.

— Il faudra voir !... marmotta-t-il pour lui-même.

Il n'en dit pas plus car Abou-al-Khayr ouvrait, devant les deux hommes, une petite porte en cèdre rouge et vert qui donnait dans une vaste chambre et leur annonçait que des serviteurs allaient venir s'occuper d'eux. Puis il frappa trois fois dans ses mains avant d'ouvrir devant Catherine une autre porte. C'était, sans doute, la plus belle chambre de la maison : plafond de cèdre rouge et or, tressé comme un tapis, murs aux mosaïques dorées, tapis épais et moelleux sur les dalles de marbre, niches ogivales supportant des miroirs, des flambeaux ou bien le nécessaire de toilette : bassin et aiguière de cuivre. Quatre coffres de cuivre doré pour ranger les vêtements occupaient les angles, mais, bien entendu, pas de lit visible. Il devait être roulé et rangé contre l'un des murs, dans un coin hors de la vue, à la mode musulmane, tandis que dans une grande niche garnie de miroirs, au fond de la pièce, un divan circulaire s'étalait près d'une foule de coussins bariolés. Les fenêtres, bien sûr, donnaient sur la cour intérieure.

Abou-al-Khayr laissa Catherine prendre, du regard, possession de cet agréable appartement où rien de ce qui pouvait séduire l'œil d'une femme n'avait été oublié. Puis, lentement, il alla vers l'un des coffres, l'ouvrit, en tira une brassée de soieries et de mousselines multicolores qu'il étala sur le divan avec des soins féminins.

— Tu vois, dit-il simplement, je t'attendais vrai ment ! Tout ceci a été acheté au souk des soieries le lendemain du jour où j'ai su que ton époux était ici.

Un instant, Catherine et son ami demeurèrent face à face, puis, avant qu'il ait pu l'en empêcher, Catherine se pencha, saisit la main d'Abou et y posa ses lèvres sans plus songer à contenir les larmes qui jaillissaient de ses yeux. Il retira sa main doucement.