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1. À cette époque Almeria était une très grande ville, plus importante même que Grenade.

Il sourit de sa mine désappointée, posa un baiser rapide sur ses yeux et s'en alla rejoindre Mansour. La troupe avait fait halte sur cette colline ombragée pour tenir une sorte de conseil. Catherine, un instant, laissa Gauthier, glissa hors de la litière et s'approcha des hommes. Mansour désignait la blanche forteresse campée sur la ville.

— C'est l'Alcazaba. Le prince Abdallah y réside le plus souvent, de préférence à son palais du bord de mer. Il n'a que quinze ans, mais ne vit que pour les armes et la guerre. Sur ce territoire, tu n'as plus rien à craindre du Calife, dit-il à Arnaud. Que comptes-tu faire ?

— Trouver un navire qui nous ramène dans notre pays. Penses-tu que ce soit possible ?

— J'en possède deux dans ce port. Avec l'un, je vais gagner les terres d'Afrique pour y méditer ma vengeance. L'autre te conduira, avec les tiens, aux abords de Valence. Depuis que le Cid nous en a chassés, ajouta-t-il avec amertume, les navires de l'Islam ne pénètrent plus dans le port, même pour commercer, alors que nous accueillons souvent des marchands étrangers. Le capitaine vous débarquera nuitamment sur la côte. A Valence, tu trouveras sans peine un navire qui te conduira à Marseille.

Arnaud acquiesça d'un signe de tête. À Marseille, possession de la reine Yolande, comtesse de Provence, il serait, en effet, presque chez lui et, à son sourire, Catherine devina la joie qui l'envahissait à cette idée. Il allait, après l'avoir crue si longtemps perdue à jamais, retrouver la vie d'autrefois, celle de la camaraderie des armes, des combats, car, tout au fond d'elle-même, la jeune femme doutait qu'il sût se contenter d'une vie paisible, dans le château de Montsalvy que les moines reconstruisaient à cette heure même... Mais le sourire d'Arnaud s'effaça, fit place à un pli soucieux.

— Pouvons-nous partir cette nuit même ?

— Pourquoi tant de hâte ? Abdallah t'offrira l'hospitalité fraternelle que je t'aurais donnée moi-même si j'avais pu t'emmener avec moi au Maghreb. Tu garderas ainsi un moins mauvais souvenir de l'Islam.

— Je te suis reconnaissant. Sois certain que je garderai un bon souvenir, sinon de l'Islam entier, du moins de toi, Mansour. Te rencontrer a été une bénédiction du Ciel et je lui en rends grâce ! Mais il y a le blessé...

— Il est perdu. Le médecin vous l'a dit.

— Je sais. Cependant, s'il pouvait durer jusqu'à ce que nous ayons atteint la terre de France !

Une bouffée de tendresse envahit le cœur de Catherine. Cette délicatesse d'Arnaud envers le modeste Gauthier l'émouvait au plus profond. Le Normand allait mourir, certes, mais Montsalvy refusait de laisser son corps en terre infidèle. Elle leva sur son époux un regard brillant de reconnaissance. Mansour, après un instant de silence, répliquait, lentement :

— Il ne vivra pas jusque-là ! Pourtant, je comprends ta pensée, mon frère ! Il en sera fait comme tu le désires. Cette nuit même mon navire mettra à la voile... Allons, maintenant.

Il remontait à cheval. Catherine regagna la litière où Gauthier, pour un moment, avait repris conscience. Sa respiration se faisait d'heure en heure plus difficile et plus sifflante. Son corps immense paraissait s'amenuiser à mesure que coulait le temps et son visage se plombait, déjà touché par l'ombre de la mort. Mais il tourna vers Catherine un regard conscient et elle lui sourit.

— Regarde, fit-elle doucement en écartant le rideau pour qu'il pût voir au-dehors. Voilà la mer que tu as toujours aimée, dont tu m'as tant parlé. Auprès d'elle, tu vas guérir...

Il hocha la tête négativement. L'ébauche d'un sourire parut sur ses lèvres blanches.

— Non... et c'est bien mieux ! Je vais... mourir !

— Ne dis pas cela ! protesta Catherine tendrement. Nous te soignerons, nous...

— Non ! Il est inutile de mentir ! Je sais et je... je suis heureux ! Il faut... me promettre quelque chose.

— Tout ce que tu voudras.

Il lui fit signe d'approcher. Catherine se pencha jusqu'à ce que son oreille touchât presque la bouche du moribond. Alors il souffla :

— Promettez... qu'il ne saura jamais ce qui s'est passé... à Coca !

Cela lui ferait mal... et c'était seulement... une charité! Cela n'en vaut pas la peine...

Catherine se redressa, étreignit avec une sorte de passion la main brûlante abandonnée sur le matelas.

— Non, fit-elle avec véhémence, ce n'était pas une charité ! C'était par amour ! Je te le jure, Gauthier, sur tout ce que j'ai au monde de plus précieux : cette nuit-là, je t'ai aimé, je me suis donnée à toi de tout mon cœur et j'aurais continué si tu l'avais voulu. Vois-tu, ajouta-t-elle en baissant la voix davantage encore, tu m'avais donné tant de joie qu'un instant j'ai eu la tentation d'en rester là, d'abandonner Grenade...

Elle s'arrêta. Une expression d'infini bonheur détendait les traits ravagés de Gauthier, leur conférant une beauté, une douceur qu'ils n'avaient jamais possédées. Il eut un sourire d'enfant comblé et, pour la première fois depuis la fameuse nuit, Catherine, bouleversée, retrouva dans le regard gris la passion qu'elle y avait lue alors.

— Tu l'aurais regretté, mon amour... chuchota-t-il, mais... merci de me l'avoir dit ! Je vais partir heureux... si heureux !

Puis, comme la jeune femme ouvrait la bouche pour ajouter peut-

être une autre protestation, il murmura, plus bas, d'une voix qui faiblissait :

— Ne dis plus rien... Laisse-moi ! Je voudrais parler... au médecin... et je n'ai plus beaucoup de temps ! Adieu... Catherine ! Je n'ai... aimé que toi au monde !

La gorge de la jeune femme s'étrangla sous une brusque douleur, mais elle n'osa pas refuser ce qu'il lui demandait. Un instant, elle contempla ce visage aux yeux maintenant clos et qui peut-être ne s'ouvriraient plus. Une fois encore, elle se pencha et, très doucement, avec une tendresse infinie, posa ses lèvres sur la bouche desséchée, puis, se tournant vers Marie, qui, immobile au plus éloigné de la litière, avait assisté silencieuse à leur entretien.

— Appelle Abou ! Il marche auprès de nous... Moi, je descends.

Le cortège, en effet, marchait au pas car une grande animation encombrait la route vers la ville blanche. Ce devait être jour de marché, ce qui doublait l'activité portuaire toujours grande. Marie fit signe qu'elle avait compris et appela le médecin tandis que Catherine, pour cacher les larmes qui venaient, se laissait glisser à terre. Arnaud chevauchait à quelques pas en avant, auprès de Mansour. Elle l'appela avec, dans la voix, tant de douleur qu'il s'arrêta net, regarda le joli visage noyé de larmes et, se penchant sur sa selle, lui tendit une main.

— Viens, dit-il seulement.

Il l'enleva de terre, l'installa devant lui et referma ses bras sur elle.

La jeune femme cacha son visage contre sa poitrine et se mit à pleurer sans retenue. Arnaud dit seulement :

— C'est la fin ?

Incapable de répondre, elle hocha la tête. Alors, lui :

— Pleure, ma mie, pleure autant que tu voudras ! On ne pleurera jamais assez un homme tel que lui !

Dans le grouillement frénétique du port, parmi les innombrables marchands de poisson, de coquillages, d'oranges, de légumes, de fruits, d'épices qui, assis à même le sol auprès de grands couffins débordants, appelaient le chaland à grands cris, la troupe de Mansour forçait un passage à la litière où Gauthier, maintenant, agonisait, vers les navires à quai. Il y avait là, parmi une foule de barques de pêche de toutes dimensions, quelques lourds navires marchands voisinant avec deux galères barbaresques, deux dromons profilés comme des guépards, fauves au repos tapis parmi les nefs massives. Mansour les désigna de la main à Arnaud.