— Il vous plaît ? me demande-t-elle en montrant le flacon.
— Oui, mais moins que vous ! fais-je, car je suis incorrigible.
Elle a un sourire en comparaison duquel celui de la Vache-qui-rit sur sa boîte ressemblerait presque au sourire de la Joconde.
— Il n’y a pas grand monde ? noté-je.
— Parce que nous allons fermer.
— J’ai le temps de passer un autre coup de téléphone ?
— Y a pas le feu au lac !
Chère et émouvante expression qui a dépassé depuis lurette les frontières helvètes et a investi la francophonie en attendant d’aller coloniser d’autres continents !
Le feu au lac ! Le feu au cul !
Le téléphone se situe entre les chiottes et la cuisine, ces deux pôles de la vie courante. L’annuaire de Genève repose sur une tablette, flambant neuf. Chez nous, ses homologues sont froissés, déchiquetés, graffités, effeuillés sans vergogne !
J’y trouve aisément les Bergovici à Corsier.
Une voix d’homme a l’accent portugais me répond :
« Non, missiou n’est pas là. Madame non plou. Estons en v’yage au Moroco. Né rentreront qué la semanou prochaine. »
Cette confirmation du voyage des maîtres me sied.
La sommelière (telle est l’appellation réservée aux serveuses de bistrot en Suisse) est en train de désarmer le navire. Elle s’est désharnachée de son sac ventral et semble moins grosse.
Je lui souris par habitude. Je souris toujours aux femmes ; à toutes les femmes, qu’elles soient jeunes ou vieilles, belles ou laides, car je me sens de connivence avec toutes les femelles de la création.
— Vous êtes rudement belle, lui susurré-je.
Comme ça, tout le temps, l’Antonio. Avec les pires mochetés. Et le plus monstre c’est qu’elles le croient dans l’instant. Pas une femme qui ne possède au moins une bonne raison de se faire baiser. Avec cette luronne, si je ne venais pas de donner, ce serait la troussée cosaque sur l’une des tables du troquet, le nez dans ses mamelles guerrières, pas si flasques que ne le laisse craindre leur volume.
Du téton rural, ça, mon vieux. Avec des embouts plus gros que des ventouses à déboucher les éviers ! Bien sûr, ça ne réagit pas voluptueusement et leur tablier de sapeur est en crin. Mais ça te subit les pires assauts soudards sans broncher. Ah ! les plantureuses bougresses ! Ne pas les négliger surtout ! Conserver le contact avec ces fortes gaillardes michues, nichues, ventrues, cuissues et si passives dans l’amour. Graines de filles mères ! Pardon : de mères célibataires, comme on dit en notre époque de non-voyants, de malentendants, de handicapés moteur et de gens de couleur. Une plongée épisodique dans leur moulasse dodue te ramène aux temps des liaisons sur meules de paille, des enfilades verticales et express, de l’embroque au dépourvu qu’elles acceptent sans grand plaisir mais avec la satisfaction de se montrer femmes pour de bon !
Elle m’inspire, cette houri qui sent confusément la saucisse de veau aux reuschtis, le parfum de grandes surfaces, le propre et l’aisselle surmenée.
— Vous êtes chineur ! risposte-t-elle.
— Non : amateur de jolies filles. Vous êtes seule pour tenir ce café ?
— Les patrons sont à la noce d’une parenté.
Allons bon ! Voilà que mister Braque me tire par le bout du slip ! Il cherche à m’alerter. N’a pas eu sa ration, avec la mère Muguette, probable à cause de son chiare dont la présence refrénait mes ardeurs. On est vulnérables, nous autres bandeurs !
— Vous me donneriez un bec ? j’interroge-t-il, car je parle le romand à mes heures.
— Faut d’abord que je ferme le café.
Et c’est parti. Seulement, ma pomme, ça ne fait pas ma botte. Dans ce genre de circonstance, c’est comme avec les beignets vendus sur les trottoirs : si tu ne les consommes pas illico, ils refroidissent et tu n’en as plus envie.
Effectivement, mister Braque cesse de jouer les majorettes et se met à flasquer dans sa niche.
Ce que constatant, je dis à la sommelière que la fête à ses miches, ce sera pour une autre fois, et me casse par la Grand-rue déjà déserte, l’abandonnant à sa cruelle déception.
Je descends à pince en direction du centre et trouve un taxi devant la bijouterie Cartier. Me fais driver à la raie au porc où je loue une tire. J’eusse dû commencer par là, un flic devant assurer avant tout la liberté de ses déplacements.
Trente minutes plus tard, me voici de retour à Corsier, près du vaste chalet des Bergovici. Je laisse ma Mondeo de louage dans un renfoncement propice et pars en campagne.
Mon côté « chien de chasse » a pris le dessus. Désormais, rien ne pourra m’arrêter.
Nous allons, si tu le veux bien, marquer une page de publicité.
DE GROUCHY A BLÜCHER
Bien sûr, c’est chiant la pube télévisée qui te coupe la chique en pleine péripétie de Formule 1 ou juste à l’instant que le père Bronson, avec sa gueule de carlin pas toiletté, s’apprête à défourailler sur les brigands ! Mais dans le fond, ça te met en prise directe avec la vie : le gonzier qui mord dans une pomme verte parce qu’il se fourbit les ratiches avec Gingibar, alors que son pote de travail glaviote ses dominos en bouffant une madeleine ; la jolie dame blonde qui te brandit sous le nez son antiragnagnas protecteur absolu avec lequel tu peux tout te permettre (tout, sauf baiser) ; et le cuistot méridional qui espère décrocher le Nobel avec son nouveau condiment ; sans parler, bien sûr, de toutes les connasses célébrant leur lessive miracle à laquelle les taches de tomate, de foutre ou de chocolat ne résistent pas ! Hymne au quotidien, mon pote ! Bonheur d’exister et de voir sa vie galérienne facilitée par des chercheurs (de fric) de génie !
Parfois y a des trouvailles. Par moments, j’ai idée de me convertir publicitaire, je crois que j’aurais la tournure d’esprit ; j’inventerais plein de gags marrants que je vendrais à prix d’or. Ça me permettrait de changer de bagnole. Ma 600 SL a déjà six mois !
A part ça, ou bouffeur de chattes professionnel, je vois mal ce que je pourrais faire d’autre si je quittais mon job.
Comme je m’approche de la grille, un méchant molosse se précipite en grondant. Un terrible ! Un qu’aboie pas mais qui dépèce.
J’ai beau essayer de l’apprivoiser en bavardant avec lui, il ne s’amadoue pas et écume de plus belle.
De guerre las (je ne suis pas de la jaquette à traîne pour écrire « de guerre lasse ») et, bien qu’aimant les animaux quand ils ne me font pas chier, je sors mon petit inhalateur de poche signé Mathias et lui file une giclette dans l’escopette. Ce con éternue trois fois, comme le fameux train, amorce une gambade et s’allonge sur le flanc, k.-o. pour un bon bout de temps.
Je m’apprête alors à escalader la grille enceinte (comme dirait ce pauvre Bérurier) lorsque je me ravise. Ce genre de taule me laisse à penser qu’on l’a pourvue d’un équipement d’alarme. Bien m’en chope. Mon stylo-lampe me permet d’apercevoir un mince fil noir tout au long de la clôture.
J’entreprends alors, à distance, un tour du propriétaire qui m’amène au lac. La grille se poursuit dans la baille sur une dizaine de mètres, ce qui me paraît contraire aux nouvelles lois exigeant qu’un littoral reste à la disposition du public. Mais il est des antériorités qui priment encore par la force de l’habitude.
Je me dirige en direction d’un petit port de plaisance proximiteux où des embarcations à voile et à vapeur dansottent sur l’eau sombre.
La nuit est tombée. A force de fouinasser dans l’ombre, je repère une espèce de youyou amarré à un assez fort voilier bâché. Je l’en détache, y prends place, mets ses deux courtes rames en place et, lentement, romantiquement comme dans du Lamartine première pressée, me dirige vers l’embarcadère de la propriété des Bergovici.