Je l’interroge des yeux.
— Le Vieux ! chuchote-t-il, en pleine dégustation, avec une paire de cuisses comme écouteurs !
Voilà pourquoi le Dirlo bis était absent. Rien de changé sous le soleil ! Malgré l’âge, il reste toujours opérationnel, notre Achille (mais prend-il encore des pieds légers, le bougre ?).
Comme la petite Claudette me désunit, il lui lance :
— Racontez à mon père, ce que vous avez remarqué, lors du coup de fil en question.
Comment qu’il a mis l’accent sur le « mon père » ! C’est « mon grand-père » qu’il aurait préféré balancer. Il ignore, ce jeune daim, que les femmes s’en torchent de la gueule et de l’âge des hommes. Elles ressentent le « toc toc » ou non. Quand elles l’éprouvent, le gusman peut avoir cent ans et une frime d’ablette, ça ne change rien à leur élan.
La Claudette jolie se tamponne les coquillettes avec un fin mouchoir (qui se tenait tranquille dans sa poche car il est de baptiste).
— Pendant que l’homme me questionnait sur papa, j’ai entendu que quelqu’un l’appelait, à la cantonade. Il a répondu : « Un instant, je téléphone ». Ça se passait dans un endroit bruyant. J’ai pensé à une cabine téléphonique donnant sur une rue à grosse circulation ou dans un hall de gare routière, et peut-être les deux à la fois.
— Quel nom a donné à votre correspondant la personne qui le hélait ?
— Ce n’était pas un nom, mais un sobriquet : « Zozo ».
Je répète : « Zozo ». Et une vieille chanson conne que chantait papa me revient : « Avez-vous vu, le nouveau chapeau de Zozo ? — C’est un chapeau, vraiment très rigolo ! » Ce genre de chef-d’œuvre le ravissait, mon vieux. Il était dingue de Maurice Chevalier. Son autre palefroi de bataille, c’était « Dis, c’est’y toi, qui t’appelles Emilienne ? C’est’y toi, c’est’y toi, ou c’est’y pas toi ? ». Il avait l’humour simpliste, mon papa. A « bon appartement chaud (Bonaparte manchot) » il se mettait à rigoler. Y avait de la candeur et un grand amour de la vie dans son cas. Un type merveilleux. Il est mort depuis lurette, quand j’étais mouflard, mais je le cherche encore ; le chercherai toujours. Jusqu’à ce qu’on se retrouve, sinon, ça servirait à quoi de vivre ?
— Faut que je raccompagne Claudette, dit mon vaurien.
— Non, non, laissez, déclare la môme, j’ai des livres à acheter chez Gibert Jeune, de l’autre côté de la Seine.
On presse ses jolies menottes, fraîches comme une aube de printemps, et sa révérence elle nous tire.
Après son départ, on se sent un peu désemparés, bizarrement, Toinet et ma pomme, comme si, brusquement, il nous manquait quelque chose.
— Elle est choucarde, non ? me demande-t-il, suspicieux.
— La beauté du diable, réponds-je en le regardant tranquillement.
— Elle te plaît ?
— La plupart des filles de son âge attendrissent les hommes du mien. Comment as-tu eu l’idée d’aller chez les Bruyant ? Je ne te l’avais pas demandé.
— J’ai lu un avis d’obsèques dans le journal en clapant un sandwich. Ça m’a donné envie d’aller chez le type qu’une chignole avait repassé. L’instinct !
— Suis-le toujours, mon grand, murmuré-je, il est notre fil conducteur à nous autres poulardins. Il faut lui faire confiance ; même quand il nous oblige à exécuter des détours, il finit par nous conduire à bon port !
Puis, apercevant le message de Béru, je me lève.
— Le Mastard m’appelle à la rescousse, fiston, et je suis là à palabrer ; c’est pas sérieux pour un dirlo.
Il dissipe mes scrupules.
— Je connais d’autres directeurs qui se font mâchonner la membrane au lieu d’agir, fait-il. C’est pire, non ?
LE GRAND JEU
EN PLUSIEURS PARTIES
5
Le Mastard m’attend sur le quai de la Mégisserie, lequel se trouve à cent pas. Un pont à traverser et j’y serai. Au lieu de m’y rendre à pincebroque, je prends ma chignole et place mon gyro sur le pavillon.
Pour bicher le quai en question dans le bon sens, je décris un viron important. Mon intention est d’adopter l’itinéraire suivant : quai Saint-Michel, quai des Grands-Augustins, quai de Conti (des fois qu’un bicorné ferait du stop), pont des Arts, ensuite un cent quatre-vingt-dix degrés pour piquer sur le quai de la Mégisserie.
Comme je bombe sur le Saint-Michel, une jeune linotte qui traverse hors des clous manque de se jeter sur le capot de ma 600 SL. Je m’apprête à la traiter de « connasse », à lui crier comme quoi elle ferait mieux de garer ses miches, au lieu de rêver à qui y plantera son trognon de chou, quand je reconnais l’adorable Claudette. Nos yeux s’enchevêtrent. Puis je lui souris et déponne la portière du passager.
— Montez ! lui crié-je.
Encore sous le coup de la frayeur, et peut-être aussi parce que ma péremptoirité lui en impose, elle se dépose à mon côté.
— Claquez votre porte, on bloque la circulation ! enjoins-je.
Effectivement, nonobstant mon feu tournant d’un beau bleu, ça conspue déjà derrière moi.
Rien de plus impatient que les tomobilistes parisiens. Si t’es pas au milieu du carrefour quand le feu passe au vert, ils sont prêts à arroser ta tire avec un jerrican d’essence et à y bouter le feu !
— Je voulais m’arrêter chez Gibert Jeune, murmure la petite.
— Je vous y conduirai dans un quart d’heure, j’ai une urgence.
Ce qui m’étonne, c’est qu’ayant enterré son daron ce matin, elle aille faire des emplettes l’après-midi. La chose me paraît inconforme avec le deuil, les larmes et autres congratulations familiales. Je m’enquiers discretos. Apprends qu’elle a perdu sa maman d’un méchant crabe, il y a dix ans. Son papa s’est remarié avec une amie de la famille qui veuvassait dans leur espace vital. Assez brave femme, mais inexistante au plan humain. Elles n’ont rien à se dire, mais la mère Marthe le dit quand même, ce qui bassine Claudette au-delà de tout. En ce jour de détresse, elle a sauté sur l’occasion que lui a offerte Toinet de se tailler. Ce qui la turlupe c’est qu’il lui faudra bien rentrer à un moment l’autre. Elle est terrorisée à l’idée de ce cruel tête-à-tête.
Elle envisage de se casser le plus vite possible. Seulement elle n’a pas un flèche, Claudette. Etudiante à la fac, elle fait un peu de baby-sitting pour s’assurer de la vaisselle de fouille, mais ne dispose d’aucun moyen pour s’offrir un studio ni la jaffe biquotidienne. C’est cruel comme dilemme.
Si elle a un fiancé ? Non, non. Des copains-copains seulement. Et encore, pas des copains-amis. Elle déteste les jeunes qu’elle juge par trop superficieux. Ils ne pensent qu’à rigoler et à tremper la triscotte. Des chiens ! J’ose pas lui demander si elle a encore son berlingot de Carpentras ! Question ridicule. Ça ne se fait plus depuis quarante ans. A croire que les petites frangines se carrent un gode au lieu d’un tampon d’écolière à l’âge de la « formation ».
Voilà le chenil mentionné par Terrasse Boulba. Des clébards dans les vitrines, chiots douteux chez lesquels le pedigree ne compense pas l’anémie.
Je laisse avec une belle impudence policière ma voiture sur le trottoir, gyrophare girant, Claudette à l’intérieur.
Entre et demande à une jeune fille de cinquante-trois ans aux cheveux plats et rares, si d’hasard, l’officier de police Bérurier, ne se trouverait point dans les environs.
La personne me sourit de tout son bec-de-lièvre, ce qui me permet de constater l’absence de toutes ses molaires et d’une partie de ses prémolaires.
— Au fond du magasin, une porte verte donnant sur la cour, c’est là que nous avons les grosses pièces de notre chenil !
Je vais. Trouve, débouche dans un quadrilatère cerné par du noir béton. Effectivement, au fond se trouve une verrière sous laquelle sont groupées de vastes cages de fer.