J’avise Béru, son fils, plus un individu malingre dont les favoris roux obliquent au niveau des lobes auriculaires pour rejoindre les moustaches, ce qui donne au personnage l’aspect de ces bouchons-souvenirs articulés qui ouvrent grand la bouche lorsqu’on actionne un menu levier situé vers la nuque.
Le Gros semble surexcité. Il clame :
— Moui, gamin ! Moui ! Vas-y, balance encore. Tu l’ domptisses ! Y grogne n’à peine. Encore ! J’veuille qu’y va se taire complèt’ment !
— Je peux plus ! geint le mougingue.
— On peut toujours quand t’est-ce on veut ! Bouffes-z’en n’encore une cuillerérée ! Ça t’ donn’rera du carburant !
Il puise dans une boîte de conserve avec une cuiller à soupe, en extrait cent grammes environ de haricots soissons, ventrus et blancs qu’il enfourne dans la clape de son rejeton. Apollon-Jules mâchouille sans montrer son entrain coutumier. Avale en rechignant.
Béru constate ma présence et s’écrie :
— Ah ! t’ v’là, l’grand ! Tu vas assister à une séance qu’ t’imagines pas ! Figure-toi qu’on a découvri un don, chez mon garçon. Dresseur d’chiens féroces ! J’tais venu en passant serrer la louche à Fonfon, un vieux pote à moi qu’entr’tient c’ ch’nil. Mon garn’ment a voulu voir les cadors d’garde. Il en a un’ d’mi-douzaine de terrib’, Fonfon. Sitôt qu’tu t’approches d’une cage, l’fauve qu’é d’dans se jette cont’ les barreaux pou’ t’ becter tout cru. Mais attends qu’on t’ fasse une démontrance. Tiens, va près du dalmachien qu’est au bout, c’est l’ plus v’nimeux du lot. Fais !
J’obéis.
L’animal moucheté gronde comme un orage d’août et se rue effectivement contre la grille.
— Cause-z-y ! Essaie d’l’amadouer ! invite le Carlos de la Rousse.
Je tente, déballant toutes les niaiseries franco-canines qui te viennent en pareil cas. « N’est gentil, le oua-oua ! Va donner sa papatte au monsieur, etc. » A pleurer !
Résultat, le dalmatien éructe jusqu’à moduler un véritable rugissement. Il bondit contre la porte, les griffes, les crocs sortis, les yeux sanguinolents, la bave stalactitante, la queue entre les jambes, le fourreau du sexe collé au ventre.
— Tu voyes ? fait Béru. Maint’nant, l’môme va opérer. A toi d’ jouer, Ben-Hur !
Béru fils se range à mon côté, le dos tourné à la cage ; il se pétrit l’abdomen et son masque devient douloureux. Puis un sourire promet l’éclaircie dans ce ciel tourmenté. L’enfant se penche en avant et il balance un pet digne de ceux de son père ; long et féroce, déchirant comme une nuit dans Les Hauts de Hurlevent.
Miracolo ! Instantanément, le dalmatien cesse ses démonstrations de férocité. Ventre à terre, gémissant, il rampe à l’autre extrémité de sa cage, comme agité par une terreur supérieure à celle qu’il tentait de provoquer.
— Incroyab’, non ? m’apostrophe Fonfon. L’animal l’plus cruel qu’j’aye connu. Y nous a égorgé deux caniches royals et un plombier zingueur v’nu consolider sa cage. C’gamin arrive alors qu’y n’était en pleine crise, y balance une loufe, et Attila s’aplatit. Faut l’avoir vu d’mes yeux pour l’croire. Et le morpion a r’fait d’même avec les autres méchants, tous ont réagi pareil.
— Apollon-Jules a un don, quoi ! tranche Alexandre-Benoît. Moi qui craque des louises beaucoup plus fortes, j’ai essayé à mon tour, et ces molosses n’en furent été qu’au plus davantage furax.
Je place ma dextre sur son épaule de bœuf.
— L’avenir de ton fils est assuré, heureux père. Mais est-ce pour me faire entendre les pets de ce génie flatulent que tu m’as fait venir ?
— Pas s’l’ment, reconnaît « l’a-dit-peu ».
— Alors ?
— J’sus été examiner la péteuse d’Aristide Bruyant, l’conductionneur d’engins d’pistes de la raie au porc, une idée, cornac. Un n’amas d’ferraille, un vrai n’amas. En fouliant ses sacoches, j’ai déniché ça, mon pote ! J’pense qu’ça devrerait t’faire moulier.
Il explore différentes poches, dont certaines offrent la particularité (et l’inconvénient) de n’avoir plus de fond.
Pourtant, Dieu jouant dans nos existences le rôle que tu sais, il finit par ramener une carte de vœux de mariage à deux volets. Sur le premier, il y a écrit « Happy mariage ». Sur le second, à l’intérieur, deux cœurs dorés sont réunis par un anneau également doré. Quand tu ouvres la carte, une musiquette retentit, produite par un appareil lilliputien logé dans l’épaisseur du bristol. Il s’agit des premières mesures de la Marche nuptiale de Mendelssohn.
J’écoute. Ne pige pas l’excitation que cette carte de bazar procure au Gros.
— Je me demande pourquoi Christophe Colomb était moins heureux de découvrir l’Amérique que toi cette carte à la con ? avoué-je.
— Regarde-la de plus mieux près, p’t’êt’ qu’ tu pigereras.
Du coup je mate les quatre faces de la double brème. Sur la dernière tout en bas, à peine lisible, une ligne tracée au crayon papier dont la mine est effilée comme une pointe d’aiguille : « C. M. Résidence Plein Soleil. Saint-Maur ». Faut pas être miraud pour écrire aussi petit, et surtout pour le lire.
— C.M., ça veut probab’ment dire Christine Marmelard, déclare l’Hénorme. Biscotte c’est son adresse qui suit. Tu n’croives pas ?
J’enfouille la carte au moment où ce qui doit arriver arrive : Apollon-Jules, à bout de dressage, se répand dans son bénoche.
LE GRAND JEU
EN PLUSIEURS PARTIES
6
Claudette écoute France-Info sur la radio de ma tire quand je la rejoins. Je la regarde avec attendrissement avant d’ouvrir ma portière. Elle ne m’a pas vu surviendre et se tient sagement assise, le buste droit, les mains croisées sur sa jupe par-dessus son sexe qui devrait avoir un goût de fraise des bois, si mon imagination ne déraille pas trop.
Je lance la phrase banale et qui se veut d’excuse :
— Je vous fais attendre…
Elle me répond qu’elle n’a strictement rien à faire, sinon se rendre chez Gibert Jeune, mais que cette course n’est pas urgente ; d’où je conclus que ma compagnie ne lui déplaît pas outre mesure.
Je lui montre la carte de vœux trouvée par Bérurier dans une sacoche de son défunt papa.
— Ça vous dit quelque chose, ça, ma chérie ?
Elle rougit du mot « chérie » et s’empare de la brème.
— Ça devrait ? murmure la tendre adolescente.
— On l’a trouvée dans les fontes de votre père. Oh ! oui, je sais, fait Claudette.
Elle empalme du coup mon intérêt.
— Racontez ?
— Les autres, c’étaient des faire-part de naissance ou des messages de Noël. Cela jouait Happy birthday ou le Divin Enfant.
— Elles se trouvaient en possession de votre papa ?
— Provisoirement, car il les portait aux intéressés.
— Il était coursier, à ses heures ?
— Pour rendre service.
— A qui ?
— Une connaissance à lui qui fabrique ces cartes de façon, paraît-il, artisanale, et les faisait livrer à titre d’échantillon à des gens susceptibles de lui en commander une forte quantité. Le mécanisme musical est spécial, d’une grande fragilité, et il ne voulait pas les confier aux postes.
Moi, ce bigntz me semble foireux.
— Intéressant. Vous connaissez la personne en question ?
— Non.
— Où habite-t-elle ?
— Je l’ignore, mon père n’était pas bavard et, au reste, je n’attachais pas d’importance à la chose. Je lui reprends l’objet, le refais jouer. La musiquette crincrin n’a rien de novateur. Des années que l’on trouve ce genre de gadget dans les carteries et les papeteries.