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Je regarde l’heure.

— Nous avons plus de deux heures devant nous, prévient l’étendard sanglant (mais pas sans gland, le cochon !). Le vol 1608 se pose à 23 heures 48.

Il prévoit tout, l’animal.

— Parfait. Il vient d’où ?

— Bangkok.

— Code angelot, vous avez une idée de ce que ça signifie, les deux génies ?

— Pas la moindre, mais peut-être éluciderons-nous la chose sur place ?

Toujours ce bel optimisme des gens qui découvrent l’amour sur le tard.

— Et ce mot seul : « jambe » qui ne ressemble à rien ?

— A voir…

Ils achèvent leurs œufs d’esturgeon brouillés et nous décarrons.

— Je vais vous laisser, déclare Claudette sans conviction.

— Vous n’avez donc pas envie de vivre les péripéties d’une enquête ? C’est souvent mieux que les feuilletons télé américains.

Tu penses bien qu’elle ne demandait que ça !

* * *

Trois quarts d’heure avant l’arrivée de l’avion, je rends visite aux services de police. Les préposés du soir (espoir) sont au garde-à-moi. Le big boss en personne qui vient les visiter, c’est événementiel, non ? Ils sont pétris en dévotion, ces gentils. Flairent le coup fumant. Je leur recommande de bien filtrer les voyageurs. Mieux : ils vont prendre une photocopie de tous les passeports, grâce au nouvel appareil qu’on vient de leur installer la semaine dernière. C’est suédois comme invention. Le voyageur présente sa pièce d’identité. Tu fais mine de la mater et clic clac, merci, Kodak. La feuille principale est enregistrée à l’insu de son détenteur.

Mathias a sorti des talkies-walkies de sa chiotte et s’est placé derrière le guichet de contrôle avec l’un des appareils. J’ai le second et me tiens en retrait de la file des gens débarqués, dans une sorte de box vitré, en compagnie des deux filles.

J’ai l’air de l’employé lutineur que le service ne concerne plus parce qu’il a terminé le sien.

On a puisé des cafés-chaussettes à un distributeur.

Claudette est excitée par l’action et, également, par sa coupe de champagne. Elle me trouve de plus en plus « géant » dans mon genre. L’archange de la Rousse, auréolé de tous les prestiges parce que plein de tous les courages.

Le zinc se pose avec cinq broquilles d’avance ! Venir de si loin, mettre une quinzaine d’heures pour franchir ces continents et respecter l’horaire rigoureux d’un train de banlieue, c’est beau la technique, non ? Ou je me goure ?

On m’a déjà prévenu que beaucoup de passagers in the night sont descendus aux escales et qu’il n’en reste qu’une trentaine pour Paname. Tant mieux, le « tri » s’en trouvera facilité.

Les voilà qui arrivent à bord de ces monstrueux bus que pilotait le père de Claudette, gigantesques et dont la cabine peut s’élever d’un étage.

Les traits tirés, le regard brouillé par un mauvais sommeil, puant de la gueule, le fond du slip composté, les cannes ankylosées, traînant des bagages à main, des sacs duty free, ils débouchent dans le sas d’arrivée ; certains essaient d’apercevoir, au loin, des gens à eux, venus les attendre. Déjà des saluts gestuels s’amorcent, des sourires fatigués. Faut vivre, retrouver le froid, la grisaille, les soucis, des cons à demi oubliés…

Tout de suite, malgré le nombre relativement restreint des débarquants, le découragement me biche. Il faudrait avoir du temps pour examiner chaque passager, le détailler, lui parler au besoin ; mais j’ai affaire à une bande de rats pressés qui n’a que le souci de s’égailler. Des Jaunes, des touristes, des businessmen, des amoureux retour de Puckett, jusqu’à un bonze vêtu de voiles orangés qui va devoir serrer fort les miches dans la froidure parisienne.

Qui, parmi ce groupe d’harassés, peut bien correspondre à ce que, plus ou moins, j’attends ?

De ma guitoune vitrée, j’observe. Décerne des « points d’innocence ». Il est certain que ces deux vieillards égrotants sont blancs-bleus, de même que ces amoureux qui n’arrêtent pas de se bouffer la gueule en faisant la queue. Cette famille de six membres : papa, maman et quatre chiares venus en salves rapprochées, n’inspire pas non plus de méfiance. Et pas davantage ces trois teutons roteurs de bière qui rentrent d’un voyage « d’étude », riche en massages thaïlandais. Alors qui donc ? Cet Asiate à lunettes d’or, vêtu de noir ?

Depuis son comptoir, Mathias me sonne.

— Oui, la Rouillure ?

— Je me suis permis une initiative : faire renifler tous les bagages par un chien dressé pour la drogue. Ils en ont un ce soir.

— Excellent. Tu ne repères rien de particulier ?

— Rien, c’est désespérément neutre. Et comment !

Encore pépé-mémé de retour du bouddha de jade ! Encore deux jeunes en chaleur. Encore un Jaune à frime de têtard : tronche glabre, regard en trou de bite ! une gueule à jouer les très méchants dans une production de troisième catégorie : genre « ennemi fieffé de James Bond » qui a déclenché le mouvement irréversible de la bombe H à bord du sous-marin.

— On retient le Magot ? questionne Mathias.

— Motif ?

— Vérification d’identité ; il y a une crotte de mouche sur la date d’émission de son passeport.

— Si tu le sens…

Je vois le Rouquemoute se pencher sur un policier et, six secondes plus tard, ledit invite « Tête d’haineux » à le suivre dans les bureaux.

Faut pas se gêner. La belle de Xavier, qui a suivi le manège, m’adresse une moue.

— Non ? je lui demande.

— Il a une bien trop sale gueule, me fait l’assistante.

Elle doit avoir raison.

Un autre gars mobilise mon attention. Un Américain ou assimulé, fringué comme seul un yankee ; deux mètres, cent vingt kilos. Il a un écouteur de cassettes sur les cages à miel et rit d’aise en marchant, comme si son truc débitait des recettes pour se faire nougater le gouvernail de profondeur.

— Mettez-moi le Ricain au frais, pendant que vous y êtes, enjoins-je à Xavier.

C’est n’importe quoi, décidément. A la tronche du clille. Tu fais fausse route, Tonio. Félicie t’a toujours enseigné qu’il ne fallait jamais juger les gens sur la mine.

Toujours est-il que ce gros bœuf cesse de se poirer quand un archer du guet lui demande de venir dans ses appartes privés. Moment toujours impressionnant. Tant que tu as affaire à ces messieurs en public, ça boume ; mais à partir du moment où ils te canalisent à huis clos, t’as les valseuses qui se mettent à faire la pâte comme du chocolat au soleil.

Ne reste plus grand monde, maintenant. Des traînards. Grosses dames tanguantes qu’en peuvent plus de trimarder leurs loloches de carnaval allemand ; des furtifs qui savent rien mais qui suivent sans vraiment faire confiance à qui les précède. Les branques, quoi !

Je soupire fort comme la tempête de Shakespeare.

Niqué, je me sens. Une fois de plus, ça devient sable fin, cette putain d’enquête. Je vais devoir me rabattre sur le Jaune et le Ricain, mais sans espoir.

— Eh bien, voilà ce que vous attendiez ! me dit brusquement Adeline, ou Charlotte, ou Noémie, merde je me rappelle plus son préblase à l’assistante-maîtresse-nièce-rouquine-très-moche de Mathias.

Elle me désigne du regard une femme qu’un employé du sanitaire d’Air-France pousse dans une chaise roulante. Surprenant cortège en vérité. La femme est encore jeune, assez belle dans les blondes un peu fanées en vitrine. Détail atroce pour une personne du beau sexe : elle est unijambeuse. Redétail plus impressionnant encore, une jambe articulée est allongée à côté d’elle sur le siège à roues. Une guibolle en chlorure de vinyle, pourvue d’un bas identique à celui de la bonne guitare et d’une chaussure faisant la paire avec l’autre.