LA NUIT VA FINIR (suite encore)
Dans les films d’action ricains, t’as toujours des séquences où l’on assiste à un accumoncelage de voitures de police aux gyrophares en folie qui s’agglutinent, se mettent en essaim si inextricablement qu’on se demande comme elles vont décheviller pour repartir. Ils visent l’effet, les cinéastres. L’image choc ! La vraisemblance, ils s’en briquent l’oigne.
Or, voilà que dans ma rue paisible, peuplée de gens moyennement cossus, a lieu le big western des tires poulardières. Une, puis deux, puis trois et enfin quatre guindes avec ou sans feux (mais avec loi) viennent escalader les brins de trottoir, autour de chez nous. Le rodéo réveille les endormis. Visages aux fenêtres. Beaucoup de peuple sait qui habite notre pavillon de meulière, dont le jardinet ne sort de l’hiver que pour plonger dans l’automne, semble-t-il. La sève circule davantage dans mes testicules que dans les plantes de notre « domaine », et les rosiers grimpants qui escaladent la tonnelle offrent plus de ronces que de fleurs.
Bientôt, la sage maison de ma Félicie tant aimée est envahie. Une foule disparate. Des gens de la Grande Cabane : Béru, son chiare, Pinaud, M. Blanc, l’inspecteur Homère Danflaque. Et puis des personnes connues seulement de moi (ou presque) la veuve Marmelard (Christine de son prénom), Mado Ravachol et sa fille Marie-Catherine, les maîtresses de Marmelard ; enfin le sieur Azzola, le bras droit de Marmelard. Neuf personnes en tout. L’invasion, te répété-je !
Ma sainte maman ne sait plus où donner de la cafetière. Elle a appelé Maria 4 à la rescousse, laquelle a arraché la chemise de noye de ses orifices pour la remplacer par une roupane printanière, très indiquée en ce mois de novembre finissant. Elle « s’aide » de son mieux, la brune Portugaise, préparant des litres de nouveau caoua, descendant à la cave pour y quérir du vin (rouge pour Béru, blanc pour l’aristocratique Pinaud), apportant les verres « du beau service » que mes parents reçurent en cadeau de mariage et auquel ne manque qu’un verre à liqueur (il fut brisé par mes soins alors que, bambin, je l’utilisais comme moule à petits gâteaux).
Les personnes qu’on est allé quérir chez elles à une heure tardive ont l’air de gens évacués d’un train déraillé. Elles regardent autour d’elles avec ahurisserie, se demandant bien où elles se trouvent et ce qu’on leur veut. Elles auraient été conduites à la Tour Pointue, leur effarement aurait été moins grand.
Tout de même, le père Azzola tente de réagir. M’ayant reconnu et sachant que j’enquête sur la mort de son patron, il n’est en fait surpris que par le lieu où on l’a conduit.
Il me lance :
— Est-ce légal que de mobiliser des gens en pleine nuit pour les amener dans un endroit inconnu d’eux ?
Je secoue la tête :
— C’est résolument illégal, monsieur Azzola, comme il est illégal de faire assassiner les gens ou de se livrer à des trafics louches qui ont pour but d’alimenter en matériel de mort ce que l’Europe occidentale compte comme groupuscules terroristes.
Cette tarte à la crème dans la gueule, mon neveu ! Il en prend partout, le grêlé : les mirettes, trous de nez, portugaises, gencives.
Il réussit à articuler :
— Je ne comprends pas ce que vous dites…
Je lui souris cruel.
— Ça va très bien s’arranger : j’ai le reste de la nuit pour vous expliquer.
Je contemple l’assistance d’un œil sûr de lui et dominateur.
— Vous êtes ici, mesdames, mademoiselle et messieurs, à mon domicile privé. J’ai pensé que nous y serions plus à l’aise pour éclaircir les situations ambiguës et vider les abcès. Les aspects officiels de la chose se traiteront plus tard, en des lieux plus conformes. Ce que j’entends auparavant, c’est « toiletter » la situation. Depuis l’assassinat de Roger Marmelard, nous sommes confrontés, nous autres flics, à une foule de pistes dont la plupart débouchent curieusement sur des affaires, également criminelles, mais qui sont sans rapport avec le meurtre de Marmelard. Il est intéressant de constater que lorsqu’on remue la vase avec un bâton de gendarme, il en sort beaucoup de bestioles abjectes que l’on ne cherchait pas.
Je me sers un verre de Beaumes de Venise, domaine de Coyeux, que Maria 4 a monté au hasard, séduite par sa couleur et le conditionnement du flacon, ce qui prouve qu’elle possède quelque part un indiscutable tempérament artistique.
Je savoure le vin divin, le fais rouler dans ma bouche et l’avale à regret[14].
— Je vais avoir un entretien privé avec chacun de vous, assuré-je. J’aimerais commencer par vous, madame Ravachol.
Elle s’incline et se lève. Nous gagnons le tout petit salon-bureau près de l’escalier.
La dame Mado rentrait d’un dîner chez des amis quand le sire de Pinuche s’en est venu la quérir avec sa Rolls, de même que sa grande fifille. Voilà pourquoi elle porte une robe en lamé et un vison dark, des boucles d’oreilles mahousses comme des encensoirs, un pendentif fait d’une émeraude d’un seul tenant et un solitaire qui, vu son prix, ne pourrait pas se permettre d’être deux.
— Vous progressez, monsieur le directeur ? me questionne-t-elle en croisant haut ses jambes pour me découvrir ses cuisses qui ne m’excitent pas davantage qu’une tondeuse à gazon au rayon jardinage du B.H.V.
— Je vais ! réponds-je mystérieusement. Madame, je dois maintenant exprimer des choses qui vous amèneront probablement à vous récrier ; soyez gentille, soyez fair-play : n’en faites rien. Des protestations, voire des dénégations, ne changeraient pas la finalité de la chose. Votre intérêt est de coopérer loyalement avec moi, ainsi vous économiserez de l’énergie et obtiendrez de biens meilleurs résultats.
Elle a déjà pâli ; ses doigts décrivent des « 8 » autour du solitaire et sa poitrine dûment hissée à la surface de son décolleté à l’aide de judicieuses baleines, se met à faire l’appareil respiratoire de secours.
— Allons-y, chère Mado, me permets-je-t-il, conscient qu’un peu de familiarité mettra de l’huile dans mes questions. Premièrement, vous n’ignoriez pas que votre fille couchait avec votre amant, n’est-ce pas ?
Sursaut de la dame !
Regard d’acier de l’illustre Sana.
La dame qui d’ordinaire baisse culotte, baisse maintenant pavillon.
— Je m’en étais aperçue, convient-elle.
— Vous avez alors eu l’idée d’une vengeance qui pouvait devenir génératrice d’argent : photographier le couple au cours de ses ébats pour, avec les photos compromettantes, faire chanter votre volage amant.
Début de protestation de la dame qui ouvre la bouche grande comme le coffre d’Harpagon. Regard d’acier de l’éminent Policier.
La dame referme sa clape. Un instant seulement. Car elle ajoute, catégoriquement :
— Exact. J’ai fait prendre ces photographies par un ami embusqué sur la terrasse, mais au grand jamais je n’ai pensé faire chanter Roger !
— Vous vous êtes contentée d’envoyer la photo la plus hard à son épouse ?
— Exact.
— A qui d’autre encore ?
— C’est tout !
— Qu’espériez-vous, en agissant de la sorte ?
Elle hausse les épaules.
— Que peut-on espérer d’une vengeance ?
— Vous vous êtes dit que Christine Marmelard montrerait le cliché à son époux ; que ce dernier serait épouvanté, à cause de vous dont il redoutait des réactions violentes en tant que maîtresse et mère bafouée ?
— Oui, sans doute.
— Vous n’aviez pas d’autres buts que de gâcher ses amours avec Marie-Catherine ?
— Aucun.
— Quelle est votre conviction intime concernant l’assassinat de Marmelard ?
14
Certes, ces notations œnologiques sont sans rapport avec ce superbe récit péripétique, mais elles permettent de mieux situer le personnage que je suis, et dont la bonne viverie prouve une sérénité corporelle et spirituelle indéniables.