Il essuie un pleur inattendu qui lui est venu comme ça, au détour de son discours pédagogique.
— J’ t’écartererai les ronces d’la vie, promet-il encore d’un ton pâle.
Depuis l’âge de douze ans où j’ai lu Les Trois Mousquetaires, je caresse l’envie de me farcir Mme Bonacieux. Peut-être parce que j’ai tendance à m’identifier à d’Artagnan ?
Jusqu’à ce jour, j’ai cru la rencontrer quelquefois, mais il ne s’agissait là que d’un sentiment fugace qui, vite, s’évaporait à la fréquentation du sujet.
En sonnant à la porte des Marmelard, j’ignore encore que mon rêve est en marche.
Ils habitent dans un petit immeuble dit de « grand standing » sur les rives de la Marne, du côté de Saint-Maur. Ils occupent le troisième et dernier niveau, et jouissent de la grande terrasse servant de toit.
C’est Mme Bonacieux qui m’ouvre. Oui : elle, telle que je l’ai toujours conçue. Une femme de trente-six ans, de taille moyenne, bien faite, jolie sans ostentation, une certaine modestie pleine de douceur dans l’expression. Brune, le cheveu flou, vaporeux. L’œil d’un bleu sombre, le visage serein.
Elle ne s’est pas mise en noir, comme ne manquent pas de le faire les veuves de fraîche date, et porte une jupe verte avec un chemisier assorti.
Je lui montre ma carte et murmure :
— Je suppose que vous avez été prévenue du drame, madame Marmelard ?
Elle opine.
— Un monsieur de chez vous est passé, dit-elle ; un homme très bien.
Je reconnais là le tact de Pinuche. Lui, c’est pas le genre de butor qui vient annoncer la mort d’un époux en demandant : « Vous êtes madame veuve Dupont ? ».
Classe, Baderne-Baderne ! Le masque meurtri, la voix onctueuse, l’œil emperlé. Empaillé complet.
— Puis-je vous parler, madame, sans trop prendre sur votre énergie ?
Mon discours la surprend. C’est une femme simple que le style ampoulé (comme on dit chez Mazda) déconcerte et met mal à son aise.
— Mais naturellement, fait-elle.
Décidément, elle n’a rien de l’ogresse tyrannique que j’imaginais et qui faisait (prétendait-il) chocotter son époux.
— Parlez-moi de votre mari ! demandé-je.
Elle m’introduit au salon, me désigne un fauteuil recouvert de velours bleu king. J’y dépose ce que je m’obstine à soustraire à la convoitise de mes copains homo. Elle-même s’installe, lovée, sur un canapé proche.
— Que vous en dire ? Onze années de mariage. Un homme suroccupé. D’un caractère conciliant, malgré ses soucis.
— Pardonnez mon indiscrétion : le grand amour ?
— Pas un instant. Mariage, non de raison, mais plutôt d’amitié. Je traînais un gros chagrin, Roger avait besoin d’un foyer… Nous nous sommes rencontrés à bord d’un paquebot grec, au cours d’une croisière de détente autour de la Méditerranée.
— Vous aviez déjà été mariée ?
— Pas du tout.
— Je croyais que vous aviez une fille d’un premier mariage ?
— Absolument pas.
Là, je perplexite. Repense à la photo « compromettante » sur laquelle on peut voir Marmelard enfiler une gamine. Il assurait que c’était la fille de sa femme, or son épouse n’a pas eu d’enfant avant de le rencontrer.
— Pas d’enfants ? questionné-je.
— Hélas non.
— Votre mari s’absentait beaucoup ?
— Constamment. Ses affaires…
— Vous ne paraissez pas avoir beaucoup de chagrin ? risqué-je.
— Pourquoi feindrais-je ? Je vous répète que nous étions si peu, l’un pour l’autre. De la peine, certes, j’en éprouve, mais du chagrin non, du moins pas encore ; peut-être cela viendra-t-il plus tard ?
Elle est sincère. J’aime la sincérité.
— Question classique : lui connaissiez-vous des ennemis ?
— Non, mais comme j’ignore tout de ses occupations…
— Quand mon funeste messager est venu vous apprendre son assassinat, qu’avez-vous pensé ?
Elle réfléchit.
— Je ne sais pas… A l’acte d’un détraqué, peut-être, aussi à la vengeance d’un jaloux.
— Vous avez des liaisons ?
— Hélas non. Je pensais à une jalousie venue de l’extérieur.
— Il vous trompait ?
— Probablement, mais comme ça me laissait indifférente, je ne lui ai jamais posé la question. Ça n’aurait pas été honnête de faire une scène à un homme pour qui on n’éprouve pas de sentiments amoureux.
J’acquiesce, sincèrement troublé par tant de loyauté. Mme Bonacieux, je te dis ! Comme la chère Constance, elle est nette, presque innocente.
On sonne. Elle va ouvrir. J’entends la voix de Béru tonitruer dans l’entrée :
— Je veusse pas vous déranger, mâme, j’sus le collala, le collobor, le collaborateur du m’sieur dont vous causez ensemb’. J’sus monté rapport à mon p’tit gars ici présent qu’ a b’soin d’aller aux tartisses. Chaque fois qu’y bouffe du cassoulet, y m’fait une diarrerhée du ventre ; pas qu’il eusse les intestines fragiles, mais les fléculents l’ détraquent. R’tiens-toive encore, Apo, la jolille dame va nous confier ses chiches, n’est-ce-t-il pas, mâme ?
— Au fond du hall, à droite, répond la veuve, interloquée.
— L’ bon Dieu vous les rendra ! remercie le Mammouth en entraînant son monstre, fils et arrière-petit-fils de monstres, car les Béru, c’est Jurassic Park à eux seuls !
Elle réapparaît, mi-souriante, mi-grimaçante.
Quant à ma pomme, mets-toi à ma place : la torture ! J’ose plus regarder mon hôtesse.
— L’un des meilleurs éléments de la Police française, soupiré-je, mais crétin en dehors du travail ; que dis-je : demeuré profond.
— Pittoresque, corrige-t-elle avec sa bienveillance habituelle (j’en suis certain).
La libération des entrailles malmenées d’Apollon-Jules constitue un affreux vacarme, comme si le tunnel sous la Manche prenait l’eau.
— Mais, fesse de con, retiens-toive ! aboie le Molosse. Tu peuves pas attend’ qu’j’ai dégrafé tes brailles ! Voilà qu’y m’a bédolé plein les gogues de la dame, ce Bazu ! A côté d’ la lunette, bordel à cul ! Mets au moins pas les pinceaux d’dans, goret. C’est tout sa mère, c’t’enfoiré !
Je prends une décision héroïque : feindre d’oublier l’inoubliable.
— Roger Marmelard disposait d’un bureau dans cet appartement ?
— Oui, mais il est davantage décoratif qu’utile. Il y passait peu de temps.
— Je peux y jeter un œil ?
Elle va actionner une double porte coulissante au fond du salon. Le « bureau » est en fait un prolongement de la pièce où nous sommes. On devine que la table de travail, en design moderne, n’a servi qu’à la rédaction de cartes de vœux, voire de mots croisés.