Ayant déposé mes anormaux à leur tanière, je retourne à la Grande Taule. On y joue « Panique générale » en vistavision, avec Denis Fauboursin dans le rôle principal : il s’est pendu. Pour une bavure, c’en est une. Ce con s’est accroché aux barreaux de la cage à poules en utilisant les lacets de cuir de ses vieux brodequins de l’armée qu’on ne lui avait pas retirés. Ce, devant une demi-douzaine de perdreaux qui vaquaient autour de la grille. Le meurtrier a attaché l’extrémité de sa « corde » à quatre-vingts centimètres du sol, puis s’est allongé et a attendu que la strangulation fasse son boulot. Personne, alentour, n’a pris garde à lui.
Explications des penauds : « On a cru qu’il dormait ». Et bien sûr qu’il dort, le pauvre bougre. Il me fait pitié. Quel destin pourri, Seigneur ! Peine d’amour, mercenaire, chômage, embarqué dans une combine foireuse qui fait de lui un assassin involontaire (car je crois dur comme ma bite à sa version), perspective des assises. Il a préféré « descendre en marche » parce que, pour lui, c’était too much. En finir est la suprême ressource de ceux qui n’en peuvent plus de vivre.
Devant son cadavre encore chaud, je me fais le serment de le venger. Puéril ? Et alors ?
Penché sur sa table de travail, Jérémie Blanc ressemble à un diplomate africain préparant un discours. Il écrit calmement sur un rame de papier blanc grand format et, bien que celui-ci ne soit pas ligné, son écriture court, égale et très parallèle, dans le grignotement de son Parker à encre. Je lis, dans des interviews, que la plupart des écrivains rédigent sur des cahiers d’écolier ; probable que ça les rassure. Sans doute aussi prennent-ils pour de la modestie le choix de cet humble support à tartinage ; et puis une page « écolier » est plus vite remplie qu’une grande feuille immaculée comme un champ de neige vierge. Ces amateurs déclarés se rassurent avec de gentilles maniaqueries. Tout créateur est frileux et doit s’emmitoufer d’habitudes.
En me voyant surgir, son beau visage (que des moins doués que moi qualifieraient « d’ébène », mais j’ai ma dignité) se transforme en un immense dentier fourbi à l’Email Diamant.
— Tu tombes bien, grand chef. J’achève mon rapport et je le trouve passionnant.
Il dépose ses lunettes intermittentes cerclées d’or.
— Figure-toi que tous ces numéros téléphoniques camouflés en additions concernent des gens exerçant la même profession !
— Effectivement, c’est intéressant. Et de quelle profession s’agit-il ?
— Personnel navigant.
— De l’air ?
— De l’air ! Des hôtesses, des stewards, des gens chargés de l’entretien des zincs ou de leur approvisionnement. Je t’en ai dressé la liste ; en tout seize noms, la plupart Français, mais elle comporte également des Belges, des Allemands, des Suisses. Il y a en outre les numéros d’hôtels proches des aéroports. Je me suis informé auprès des réceptions, tous comptent des navigants dans leur clientèle. Tu aimes ?
— Beaucoup. Tu en penses quoi, Noirpiot ?
— La même chose que toi.
— Trafic ?
— Naturellement. M’est avis que ton Marmelard n’était pas blanc-bleu, en dehors de sa dilection pour les adolescentes ! Drôle de pistoléro. Tu vois, je sens que cette affaire va être juteuse !
DES TRANSPORTS… EN COMMUN
L’entreprise R. Marmelard Transports se situe à une intersection de rues. Cinq cents mètres carrés couverts, plus une esplanade d’égale dimension. Lorsqu’on pénètre dans cet univers empestant l’huile chaude et l’essence, on a l’impression d’entrer dans des studios de cinoche, tant c’est haut de plaftard. Des galeries courent le long des murs, sur deux niveaux différents. D’énormes camions halètent comme des monstres après l’effort ; leurs trépidations font frémir notre bidoche sur l’armature de notre squelette. On étouffe ! Les yeux piquent et une vague nausée vient vous faire déplorer les frites de midi.
Il y a des bureaux vitrés, à droite. Ils sont séparés par des cloisons, également de verre, à travers lesquelles on distingue des gens affairés sur des ordinateurs ou des machines à écrire.
Un haut-parleur nasillard domine le tumulte de toute cette camionnasse en effervescence : « Albert Chiron est attendu dans le bureau de M. Azzola ! »
Des conducteurs perchés dans leurs cabines inaccessibles nous considèrent avec indifférence. Un peu partout, on voit des élévators, des trucks, des ponts roulants. Les magasiniers en blouse grise ou en combinaison bleue s’agitent, des carnets à souches dans les mains.
Cette ambiance provoque une étrange et lourde ivresse.
— On ne dirait pas que le patron est dans un casier de la morgue, remarque M. Blanc ; c’est une ruche.
— Les transports sont faits pour rouler, dis-je (assez piètrement, mais je ferai mieux la prochaine fois, on ne peut pas avoir du génie 24 heures sur 24, ou alors on va se faire éditer à la N.R.F.).
D’un pas décidé, je pénètre dans les burlingues. Double vitrage pour l’insonorisation. On voit les bureaux à travers les cloisons de verre.
Une réceptionniste blonde et variqueuse, à la moustache brune, avec une variété infinie de verrues et autres excroissances en tout genre sur la gueule me regarde surviendre d’un œil rugueux.
— Police ! lui fais-je confidentiellement, pas trop perturber son retour d’âge en cours. J’aimerais parler au responsable de cette compagnie.
— C’était M. Marmelard.
— Je sais, mais il avait bien un collaborateur rapproché pour le seconder ?
— Oui, M. Azzola.
— Eh bien, il fera l’affaire.
Elle décroche son turlu. J’aperçois un mec qui en fait autant dans l’un des aquariums : un type au cheveu sombre et dru et à la forte moustache gallo-romaine. Il a la figure grêlée et le regard matois du père Dominici pendant la reconstitution du triple assassinat de Lurs.
Ce monsieur répond qu’il me reçoit tout de suite. Il raccroche et pousse l’obligeance jusqu’à venir nous accueillir dans l’entrée.
Il n’ose me tendre la dextre, ce qui me fait l’économie d’une poignée de main. On en gaspille tellement au cours d’une journée !
Tout de suite, le vif du sujet :
— Vous venez, naturellement, à propos de…
— Exactement.
— Nous sommes tous bouleversés.
— Je m’en doute.
On retourne dans son bureau. Là, il me désigne Jérémie :
— Monsieur est également de la police ?
— Oui : c’est un policier nègre.
Je laisse courir un silence. Azzola me regarde, je lui rends une prunellée évasive.
Et puis, me décidant :
— Bon, commençons par le début : que pensez-vous de ce meurtre, monsieur Azzola ?
— Il m’est impossible d’en penser quoi que ce soit, tant il est effarant, répond le moustachu-grêlé.
— Air connu : avait-il des ennemis ?
— Du tout !
— Il devait pourtant en avoir puisqu’on l’a tué ?
— Ne s’agirait-il pas de l’acte d’un déséquilibré ?
— Je ne le pense pas. Vous le connaissiez depuis longtemps ?
Il écarte ses deux bras, comme pour prendre son envol, mais reste au sol.
— Nous étions à la communale ensemble. Ensuite j’ai fait un apprentissage de mécanicien et Roger m’a fait entrer chez son père qui avait une petite entreprise. Je ne l’ai plus quitté depuis cette période. C’est pas un patron, mais mon meilleur ami que je perds !
Est-ce une larme qui brille dans son œil droit ? Il la « ravale » d’un battement de paupières.