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– Vous êtes chez vous, dit poliment Marcel.

Mais il fallut un travail énorme pour faire comprendre à Schaunard ce qui s'était passé. Un incident comique vint encore compliquer la situation. Schaunard, en cherchant quelque chose dans le buffet, y découvrit la monnaie du billet de cinq cents francs que Marcel avait changé le matin à M. Bernard.

– Ah! J'en étais bien sûr! s'écria-t-il, que le hasard ne m'abandonnerait pas. Je me rappelle maintenant… que j'étais sorti ce matin pour courir après lui. À cause du terme, c'est vrai, il sera venu pendant mon absence. Nous nous sommes croisés, voilà tout. Comme j'ai bien fait de laisser la clef sur mon tiroir!

– Douce folie! murmura Rodolphe en voyant Schaunard qui dressait les espèces en piles égales.

– Songe, mensonge, telle est la vie, ajouta le philosophe.

Marcel riait.

Une heure après ils étaient endormis tous les quatre.

Le lendemain, à midi, ils se réveillèrent et parurent d'abord très-étonnés de se trouver ensemble: Schaunard, Colline et Rodolphe n'avaient pas l'air de se reconnaître et s'appelaient monsieur. Il fallut que Marcel leur rappelât qu'ils étaient venus ensemble la veille.

En ce moment le père Durand entra dans la chambre.

– Monsieur, dit-il à Marcel, c'est aujourd'hui le neuf avril mil huit cent quarante… il y a de la boue dans les rues, et S M. Louis-Philippe est toujours roi de France et de Navarre. Tiens! s'écria le père Durand en apercevant son ancien locataire. Monsieur Schaunard, par où donc êtes-vous venu?

– Par le télégraphe, répondit Schaunard.

– Mais dites donc, reprit le portier, vous êtes encore un farceur, vous!…

– Durand, dit Marcel, je n'aime pas que la livrée se mêle à ma conversation; vous irez chez le restaurant voisin, et vous ferez monter à déjeuner pour quatre personnes. Voici la carte, ajouta-t-il en donnant un bout de papier sur lequel il avait indiqué son menu. Sortez.

– Messieurs, reprit Marcel aux trois jeunes gens, vous m'avez offert à souper hier soir, permettez-moi de vous offrir à déjeuner ce matin, non pas chez moi, mais chez nous, ajouta-t-il en tendant la main à Schaunard.

À la fin du déjeuner, Rodolphe demanda la parole.

– Messieurs, dit-il, permettez-moi de vous quitter…

– Oh! Non, dit sentimentalement Schaunard, ne nous quittons jamais.

– C'est vrai, on est très-bien ici, ajouta Colline.

– De vous quitter un moment, continua Rodolphe; c'est demain que paraît l'Écharpe d'Iris, un journal de modes dont je suis le rédacteur en chef; et il faut que j'aille corriger mes épreuves, je reviens dans une heure.

– Diable! dit Colline, ça me fait penser que j'ai une leçon à donner à un prince indien qui est venu à Paris pour apprendre l'arabe.

– Vous irez demain, dit Marcel.

– Oh! Non, répondit le philosophe, le prince doit me payer aujourd'hui. Et puis je vous avouerai que cette belle journée serait gâtée pour moi, si je n'allais pas faire un petit tour à la halle aux bouquins.

– Mais tu reviendras? demanda Schaunard.

– Avec la rapidité d'une flèche lancée d'une main sûre, répondit le philosophe, qui aimait les images excentriques.

Et il sortit avec Rodolphe.

– Au fait, dit Schaunard resté seul avec Marcel, au lieu de me dorloter sur l'oreiller du far niente, si j'allais chercher quelque or pour apaiser la cupidité de M. Bernard?

– Mais, dit Marcel avec inquiétude, vous comptez donc toujours déménager?

– Dame! reprit Schaunard, il le faut bien, puisque j'ai congé par huissier, coût cinq francs.

– Mais, continua Marcel, si vous déménagez, est-ce que vous emporterez vos meubles?

– J'en ai la prétention; je ne laisserai pas un cheveu comme dit M. Bernard.

– Diable! ça va me gêner, fit Marcel, moi qui ai loué votre chambre en garni.

– Tiens, c'est vrai, au fait, reprit Schaunard. Ah bah! ajouta-t-il avec mélancolie, rien ne prouve que je trouverai mes soixante-quinze francs aujourd'hui, ni demain, ni après.

– Mais attendez donc, s'écria Marcel, j'ai une idée.

– Exhibez, dit Schaunard.

– Voici la situation: légalement, ce logement est à moi, puisque j'ai payé un mois d'avance.

– Le logement, oui; mais les meubles, si je paye, je les enlève légalement; et, si cela était possible, je les enlèverais même extralégalement, dit Schaunard.

– De façon, continua Marcel, que vous avez des meubles et pas de logement, et que moi j'ai un logement et pas de meubles.

– Voilà, fit Schaunard.

– Moi, ce logement me plaît, reprit Marcel.

– Et moi, donc, ajouta Schaunard, il ne m'a jamais plus plu.

– Vous dites?

– Plus plu pour davantage. Oh! Je connais ma langue.

– Eh bien, nous pouvons arranger ces affaires-là, reprit Marcel; restez avec moi, je fournirai le logement, vous fournirez les meubles.

– Et les termes? dit Schaunard.

– Puisque j'ai de l'argent aujourd'hui, je les payerai; la prochaine fois ce sera votre tour. Réfléchissez.

– Je ne réfléchis jamais, surtout pour accepter une proposition qui m'est agréable; j'accepte d'emblée: au fait, la peinture et la musique sont sœurs.

– Belles-sœurs, dit Marcel.

En ce moment rentrèrent Colline et Rodolphe, qui s'étaient rencontrés.

Marcel et Schaunard leur firent part de leur association.

– Messieurs, s'écria Rodolphe en faisant sonner son gousset, j'offre à dîner à la compagnie.

– C'est précisément ce que j'allais avoir l'honneur de proposer, fit Colline en tirant de sa poche une pièce d'or qu'il se fourra dans l'œil. Mon prince m'a donné ça pour acheter une grammaire indoustan-arabe, que je viens de payer six sous comptant.

– Et moi, dit Rodolphe, je me suis fait avancer trente francs par le caissier de l'Écharpe d'Iris, sous le prétexte que j'en avais besoin pour me faire vacciner.

– C'est donc le jour des recettes? dit Schaunard; il n'y a que moi qui n'ai pas étrenné, c'est humiliant.

– En attendant, reprit Rodolphe, je maintiens mon offre du dîner.

– Et moi aussi, dit Colline.

– Eh bien, dit Rodolphe, nous allons tirer à pile ou face quel sera celui qui payera la carte.

– Non, s'écria Schaunard, j'ai mieux que ça, mais infiniment mieux à vous offrir pour vous tirer d'embarras.

– Voyons!

– Rodolphe payera le dîner, et Colline offrira un souper.

– Voilà ce que j'appellerai de la jurisprudence Salomon, s'écria le philosophe.

– C'est pis que les noces de Gamache, ajouta Marcel.

Le dîner eut lieu dans un restaurant provençal de la rue dauphine, célèbre par ses garçons littéraires et son ayoli. Comme il fallait faire de la place pour le souper, on but et on mangea modérément. La connaissance ébauchée la veille entre Colline et Schaunard, et plus tard avec Marcel, devint plus intime; chacun des quatre jeunes gens arbora le drapeau de son opinion dans l'art; tous quatre reconnurent qu'ils avaient courage égal et même espérance. En causant et en discutant, ils s'aperçurent que leurs sympathies étaient communes, qu'ils avaient tous dans l'esprit la même habileté d'escrime comique, qui égaye sans blesser, et que toutes les belles vertus de la jeunesse n'avaient point laissé de place vide dans leur cœur, facile à mettre en émoi par la vue ou le récit d'une belle chose. Tous quatre, partis du même point pour aller au même but, ils pensèrent qu'il y avait dans leur réunion autre chose que le quiproquo banal du hasard, et que ce pouvait bien être aussi la Providence, tutrice naturelle des abonnés, qui leur mettait ainsi la main dans la main, et leur soufflait tout bas à l'oreille l'évangélique parabole, qui devrait être l'unique charte de l'humanité: «Soutenez-vous, et aimez-vous les uns les autres.»

À la fin du repas, qui se termina dans une espèce de gravité, Rodolphe se leva pour porter un toast à l'avenir, et Colline lui répondit par un petit discours qui n'était tiré d'aucun bouquin, n'appartenait par aucun point au beau style, et parlait tout simplement le bon patois de la naïveté qui fait si bien comprendre ce qu'il dit si mal.

– Est-il bête ce philosophe! murmura Schaunard, qui avait le nez dans son verre, voilà qu'il me force à mettre de l'eau dans mon vin.

Après le dîner on alla prendre le café à Momus, où on avait déjà passé la soirée la veille. Ce fut à compter de ce jour-là que l'établissement devint inhabitable pour les autres habitués.

Après le café et les liqueurs, le clan bohème, définitivement fondé, retourna au logement de Marcel, qui prit le nom d'Élysée Schaunard. Pendant que Colline allait commander le souper qu'il avait promis, les autres se procuraient des pétards, des fusées et d'autres pièces pyrotechniques; et, avant de se mettre à table, on tira par les fenêtres un superbe feu d'artifice qui mit toute la maison sens dessus dessous, et pendant lequel les quatre amis chantaient à tue-tête: