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Au bout de quelque temps, il était entièrement sous le joug d'une fièvre hallucinée. Il lui sembla que les dieux et les héros de marbre qui peuplent le jardin quittaient leurs piédestaux pour s'en aller faire la cour aux déesses et héroïnes leurs voisines; et il entendit distinctement le gros Hercule faire un madrigal à la Velléda, dont la tunique lui parut singulièrement raccourcie.

Du banc où il était assis, il aperçut le cygne du bassin qui se dirigeait vers une nymphe d'alentour.

– Bon! Pensa Rodolphe, qui acceptait toute cette mythologie, voilà Jupiter qui va au rendez-vous de Léda. Pourvu que le gardien ne les surprenne pas!

Puis il se prit le front dans les mains et s'enfonça plus avant les aubépines du sentiment.

Mais, à ce beau moment de son rêve, Rodolphe fut subitement réveillé par un gardien qui s'approcha de lui et lui frappa sur l'épaule.

– Il faut sortir, monsieur, dit-il.

– C'est heureux, pensa Rodolphe. Si je restais encore ici cinq minutes, j'aurais dans le cœur plus de vergiss-meinnicht qu'il n'y en a sur les bords du Rhin ou dans les romans d'Alphonse Karr.

Et, prenant sa course, il sortit en toute hâte du Luxembourg, fredonnant à voix basse une romance sentimentale, qui était pour lui la marseillaise de l'amour.

Une demi-heure après, ne sais comment, il était au Prado, attablé devant du punch et causant avec un grand garçon célèbre par son nez, qui, par un singulier privilége, est aquilin de profil et camard de face; un maître nez qui ne manque pas d'esprit, et a eu assez d'aventures galantes pour pouvoir en pareil cas donner un bon avis et être utile à son ami.

– Donc, disait Alexandre Schaunard, l'homme au nez… vous êtes amoureux?

– Oui, mon cher… ça m'a pris tout à l'heure, subitement, comme un grand mal de dents qu'on aurait au cœur.

– Passez-moi le tabac, dit Alexandre.

– Figurez-vous, continua Rodolphe, que depuis deux heures je ne rencontre que des amoureux, des hommes et des femmes deux par deux. J'ai eu l'idée d'entrer dans le Luxembourg, où j'ai vu toutes sortes de fantasmagories; ça m'a remué le cœur extraordinairement; il m'y pousse des élégies; je bêle et je roucoule; je me métamorphose moitié agneau, moitié pigeon. Regardez donc un peu, je dois avoir de la laine et des plumes.

– Qu'est-ce que vous avez donc bu? dit Alexandre impatienté, vous me faites poser, vous.

– Je vous assure que je suis de sang-froid, dit Rodolphe. C'est-à-dire non. Mais je vous annoncerai que j'ai besoin d'embrasser quelque chose. Voyez-vous, Alexandre, l'homme ne doit pas vivre seuclass="underline" en un mot, il faut que vous m'aidiez à trouver une femme… nous allons faire le tour du bal, et la première que je vous montrerai, vous irez lui dire que je l'aime.

– Pourquoi n'allez-vous pas le lui dire vous-même? répondit Alexandre avec sa superbe basse nasale.

– Eh! Mon cher, dit Rodolphe, je vous assure que j'ai tout à fait oublié comment on s'y prend pour dire ces choses-là. De tous mes romans d'amour, ce sont mes amis qui ont écrit la préface, et quelques-uns même le dénoûment. Je n'ai jamais su commencer.

– Il suffit de savoir finir, dit Alexandre; mais je vous comprends. J'ai vu une jeune fille qui aime le hautbois, vous pourrez peut-être lui convenir.

– Ah! reprit Rodolphe, je voudrais bien qu'elle eût des gants blancs et des yeux bleus.

– Diable! Des yeux bleus, je ne dis pas… mais les gants… vous savez qu'on ne peut pas avoir tout à la fois… cependant, allons dans le quartier de l'aristocratie.

– Tenez, dit Rodolphe en entrant dans le salon où se tiennent les élégantes du lieu, en voici une qui paraît bien douce… et il indiquait une jeune fille assez élégamment mise qui se tenait dans un coin.

– C'est bon! répondit Alexandre, restez un peu en arrière; je vais lui lancer pour vous le brûlot de la passion. Quand il faudra venir… je vous appellerai.

Pendant dix minutes, Alexandre entretint la jeune fille qui, de temps en temps, partait en joyeux éclats de rire et finit par lancer à Rodolphe un sourire qui voulait assez dire: venez, votre avocat a gagné la cause.

– Allez donc, dit Alexandre, la victoire est à nous, la petite n'est sans doute pas cruelle; mais ayez l'air naïf pour commencer.

– Vous n'avez pas besoin de me recommander cela.

– Alors, passez-moi un peu de tabac, dit Alexandre, et allez vous asseoir près d'elle.

– Mon Dieu! dit la jeune fille, quand Rodolphe eut pris place à ses côtés, comme votre ami est drôle, il parle comme un cor de chasse.

– C'est qu'il est musicien, répondit Rodolphe.

Deux heures après, Rodolphe et sa compagne étaient arrêtés devant une maison de la rue Saint-Denis.

– C'est ici que je demeure, dit la jeune fille.

– Eh bien, chère Louise, quand vous reverrai-je, et où?

– Chez vous, demain soir, à huit heures.

– Bien vrai?

– Voilà ma promesse, répondit Louise en tendant ses joues fraîches à Rodolphe qui mordit à même dans ces beaux fruits mûrs de jeunesse et de santé. Rodolphe rentra chez lui ivre fou.

– Ah! dit-il en parcourant sa chambre à grands pas, ça ne peut pas se passer comme ça; il faut que je fasse des vers.

Le lendemain matin, son portier trouva dans la chambre une trentaine de feuilles de papier en tête desquelles s'étalait avec majesté cet alexandrin solitaire:

Ô l'amour! Ô l'amour! Prince de la jeunesse!

Ce jour-là, le lendemain, contre ses habitudes, Rodolphe s'était réveillé de fort bonne heure, et, bien qu'ayant peu dormi, il se leva sur-le-champ.

– Ah! s'écria-t-il, c'est donc aujourd'hui le grand jour… mais douze heures d'attente… avec quoi combler ces douze éternités?…

Et comme son regard était tombé sur son bureau, il lui sembla voir frétiller sa plume qui avait l'air de lui dire: travaille?

– Ah! bien oui, travaille, foin de la prose!… Je ne veux pas rester ici, ça pue l'encre.

Il fut s'installer dans un café où il était sûr de ne point rencontrer d'amis.

– Ils verraient que je suis amoureux, pensa-t-il, et me plumeraient d'avance mon idéal.

Après un repas très-succinct, il courut au chemin de fer et monta dans un wagon.

Au bout d'une demi-heure, il était dans les bois de Ville-D'Avray.

Rodolphe se promena toute la journée, lâché à travers la nature rajeunie, et ne revint à Paris qu'au tomber de la nuit.

Après avoir fait mettre en ordre le temple qui allait recevoir son idole, Rodolphe fit une toilette de circonstance, et regretta beaucoup de ne pouvoir s'habiller en blanc.

De sept à huit heures, il fut en proie à la fièvre aiguë de l'attente. Supplice lent qui lui rappela ses jours anciens, et les anciennes amours qui les avaient charmés. Puis, suivant son habitude, il rêva déjà une grande passion, un amour en dix volumes, un véritable poëme lyrique avec clairs de lune, soleils couchants, rendez-vous sous les saules, jalousies, soupirs, et le reste. Et il en était ainsi chaque fois que le hasard amenait une femme à sa porte, et pas une ne l'avait quitté sans emporter au front une auréole et au cou un collier de larmes.

– Elles aimeraient mieux un chapeau ou des bottines, lui disaient ses amis.

Mais Rodolphe s'obstinait, et jusqu'ici les nombreuses écoles qu'il avait commises n'avaient pu le guérir. Il attendait toujours une femme qui voulût bien poser en idole, un ange en robe de velours à qui il pourrait tout à son aise adresser des sonnets écrits sur feuilles de saule.

Enfin, Rodolphe entendit sonner «l'heure sainte;» et comme le dernier coup résonnait sur le timbre de métal, il crut voir l'Amour et la Psyché qui surmontaient sa pendule enlacer leurs corps d'albâtre.

Au même moment on frappa deux coups timides à la porte. Rodolphe alla ouvrir; c'était Louise.

– Je suis de parole, dit-elle, vous voyez!

Rodolphe ferma les rideaux et alluma une bougie neuve.

Pendant ce temps, la petite s'était débarrassée de son châle et de son chapeau, qu'elle alla poser sur le lit. L'éblouissante blancheur des draps la fit sourire, et presque rougir.

Louise était plutôt gracieuse que jolie; sa fraîche figure offrait un piquant mélange de naïveté et de malice. C'était quelque chose comme un motif de Greuze arrangé par Gavarni. Toute la jeunesse attrayante de la jeune fille était adroitement mise en relief par une toilette qui, bien que très-simple, attestait chez elle cette science innée de coquetterie que toutes les femmes possèdent, depuis leur premier lange jusqu'à leur robe de noce. Louise paraissait en outre avoir particulièrement étudié la théorie des attitudes, et prenait devant Rodolphe, qui l'examinait en artiste, une foule de poses séduisantes dont le maniérisme avait souvent plus de grâce que le natureclass="underline" ses pieds, finement chaussés, étaient d'une exiguïté satisfaisante… même pour un romantique épris des miniatures andalouses ou chinoises. Quant à ses mains, leur délicatesse attestait l'oisiveté. En effet, depuis six mois, elles n'avaient plus à redouter les morsures de l'aiguille. Pour tout dire, Louise était un de ces oiseaux volages et passagers qui, par fantaisie et souvent par besoin, font pour un jour, ou plutôt une nuit, leur nid dans les mansardes du quartier latin et y demeurent volontiers quelques jours, si on sait les retenir par un caprice, ou par des rubans.