Dans les premiers jours, pour encourager son neveu au travail, Monetti lui avait généreusement fait une avance de cinquante francs. Mais Rodolphe, qui n'avait point vu une pareille somme depuis près d'un an, était sorti à moitié fou, accompagné de ses écus, et il resta trois jours dehors: le quatrième il rentrait, seul!
Monetti, qui avait hâte de voir achever son manuel, car il comptait obtenir un brevet, craignait de nouvelles escapades de son neveu; et pour le forcer à travailler, en l'empêchant de sortir, il lui enleva ses vêtements et lui laissa en place le déguisement sous lequel nous l'avons vu tout à l'heure.
Cependant, le fameux Manuel n'en allait pas moins piano, piano, Rodolphe manquant absolument des cordes nécessaires à ce genre de littérature. L'oncle se vengeait de cette indifférence paresseuse en matière de cheminées, en faisant subir à son neveu une foule de misères. Tantôt il lui abrégeait ses repas, et souvent il le privait de tabac à fumer.
Un dimanche, après avoir péniblement sué sang et encre sur le fameux chapitre des ventouses, Rodolphe brisa sa plume qui lui brûlait les doigts, et s'en alla se promener dans son parc.
Comme pour le narguer et exciter encore son envie, il ne pouvait hasarder un seul regard autour de lui sans apercevoir à toutes les fenêtres une figure de fumeur.
Au balcon doré d'une maison neuve, un lion en robe de chambre mâchait entre ses dents le panatellas aristocratique. Un étage au-dessus, un artiste chassait devant lui le brouillard odorant d'un tabac levantin qui brûlait dans une pipe à bouquin d'ambre. À la fenêtre d'un estaminet, un gros allemand faisait mousser la bière et repoussait avec une précision mécanique les nuages opaques s'échappant d'une pipe de cudmer. D'un autre côté, des groupes d'ouvriers se rendant aux barrières passaient en chantant, le brûle-gueule aux dents. Enfin, tous les autres piétons qui emplissaient la rue fumaient.
– Hélas! disait Rodolphe avec envie, excepté moi et les cheminées de mon oncle, tout le monde fume à cette heure dans la création.
Et Rodolphe, le front appuyé sur la barre du balcon, songea combien la vie était amère.
Tout à coup un éclat de rire sonore et prolongé se fit entendre au-dessous de lui. Rodolphe se pencha un peu en avant pour voir d'où sortait cette fusée de folle joie, et il s'aperçut qu'il avait été aperçu par la locataire occupant l'étage inférieur: Mademoiselle Sidonie, jeune première au théâtre du Luxembourg.
Mademoiselle Sidonie s'avança sur sa terrasse en roulant entre ses doigts, avec une habileté castillane, un petit papier gonflé d'un tabac blond qu'elle tirait d'un sac en velours brodé.
– Oh! La belle tabatière, murmura Rodolphe avec une admiration contemplative.
– Quel est cet Ali-Baba? pensait de son côté Mademoiselle Sidonie.
Et elle rumina tout bas un prétexte pour engager la conversation avec Rodolphe, qui, de son côté, cherchait à en faire autant.
– Ah! Mon Dieu! s'écria Mademoiselle Sidonie, comme si elle se parlait à elle-même; Dieu! Que c'est ennuyeux! Je n'ai pas d'allumettes.
– Mademoiselle, voulez-vous me permettre de vous en offrir? dit Rodolphe en laissant tomber sur le balcon deux ou trois allumettes chimiques roulées dans du papier.
– Mille remerciements, répondit Sidonie en allumant sa cigarette.
– Mon Dieu, mademoiselle… continua Rodolphe, en échange du léger service que mon bon ange m'a permis de vous rendre, oserais-je vous demander?…
– Comment! Il demande déjà! Pensa Sidonie en regardant Rodolphe avec plus d'attention. Ah! dit-elle, ces turcs! On les dit volages, mais bien agréables. Parlez, monsieur, fit-elle ensuite en relevant la tête vers Rodolphe: que désirez-vous?
– Mon Dieu, mademoiselle, je vous demanderai la charité d'un peu de tabac; il y a deux jours que je n'ai fumé. Une pipe seulement…
– Avec plaisir, monsieur… mais comment faire? Veuillez prendre la peine de descendre un étage.
– Hélas! Cela ne m'est point possible… je suis enfermé; mais il me reste la liberté d'employer un moyen très-simple, dit Rodolphe.
Et il attacha sa pipe à une ficelle, et la laissa glisser jusqu'à la terrasse, où Mademoiselle Sidonie la bourra elle-même avec abondance. Rodolphe procéda ensuite, avec lenteur et circonspection, à l'ascension de sa pipe, qui lui arriva sans encombre.
– Ah! mademoiselle, dit-il à Sidonie, combien cette pipe m'eût semblé meilleure si j'avais pu l'allumer au feu de vos yeux!
Cette agréable plaisanterie en était au moins à la centième édition, mais Mademoiselle Sidonie ne la trouva pas moins superbe.
– Vous me flattez! Crut-elle devoir répondre.
– Ah! mademoiselle, je vous assure que vous me paraissez belle comme les trois Grâces.
– Décidément, Ali-Baba est bien galant, pensa Sidonie… Est-ce que vous êtes vraiment turc? demanda-t-elle à Rodolphe.
– Point par vocation, répondit-il, mais par nécessité; je suis auteur dramatique, madame.
– Et moi artiste, reprit Sidonie.
Puis elle ajouta:
– Monsieur mon voisin, voulez-vous me faire l'honneur de venir dîner et passer la soirée chez moi?
– Ah! Mademoiselle, dit Rodolphe, bien que cette proposition m'ouvre le ciel, il m'est impossible de l'accepter. Comme j'ai eu l'honneur de vous le dire, je suis enfermé par mon oncle, le sieur Monetti, poêlier-fumiste, dont je suis actuellement le secrétaire.
– Vous n'en dînerez pas moins avec moi, répliqua Sidonie; écoutez bien ceci: je vais rentrer dans ma chambre et frapper à mon plafond. À l'endroit où je frapperai, vous regarderez et vous trouverez les traces d'un judas qui existait et a été condamné depuis: trouvez le moyen d'enlever la pièce de bois qui bouche le trou, et, quoique chacun chez nous, nous serons presque ensemble…
Rodolphe se mit à l'œuvre sur-le-champ. Après cinq minutes de travail, une communication était établie entre les deux chambres.
– Ah! fit Rodolphe, le trou est petit, mais il y aura toujours assez de place pour que je puisse vous passer mon cœur.
– Maintenant, dit Sidonie, nous allons dîner… Mettez le couvert chez vous, je vais vous passer les plats.
Rodolphe laissa glisser dans la chambre son turban attaché à une ficelle et le remonta chargé de comestibles, puis le poëte et l'artiste se mirent à dîner ensemble, chacun de son côté. Des dents, Rodolphe dévorait le pâté, et des yeux, Mademoiselle Sidonie.
– Hélas! Mademoiselle, dit Rodolphe, quand ils eurent achevé leur repas, grâce à vous, mon estomac est satisfait. Ne satisferiez-vous pas de même la fringale de mon cœur, qui est à jeûne depuis si longtemps?
– Pauvre garçon! dit Sidonie.
Et, montant sur un meuble, elle apporta jusqu'aux lèvres de Rodolphe sa main, que celui-ci ganta de baisers.
– Ah! s'écria le jeune homme, quel malheur que vous ne puissiez faire comme Saint Denis, qui avait le droit de porter sa tête dans ses mains.
Après le dîner commença une conversation amoroso-littéraire. Rodolphe parla du Vengeur, et Mademoiselle Sidonie en demanda la lecture. Penché au bord du trou, Rodolphe commença à déclamer son drame à l'actrice, qui, pour être plus à portée, s'était assise dans un fauteuil échafaudé sur sa commode. Mademoiselle Sidonie déclara le Vengeur un chef-d'œuvre; et, comme elle était un peu maîtresse au théâtre, elle promit à Rodolphe de lui faire recevoir sa pièce.
Au moment le plus tendre de l'entretien, l'oncle Monetti fit entendre dans le corridor son pas léger comme celui du Commandeur. Rodolphe n'eut que le temps de fermer le judas.
– Tiens, dit Monetti à son neveu, voici une lettre qui court après toi depuis un mois.
– Voyons, dit Rodolphe. Ah! Mon oncle, s'écria-t-il, mon oncle, je suis riche! Cette lettre m'annonce que j'ai remporté un prix de trois cents francs à une académie de jeux floraux. Vite ma redingote et mes affaires, que j'aille cueillir mes lauriers! On m'attend au Capitole.
– Et mon chapitre des ventouses? dit Monetti froidement.
– Eh! Mon oncle, il s'agit bien de cela! Rendez-moi mes affaires. Je ne peux pas sortir dans cet équipage…