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– Tu ne sortiras que lorsque mon manuel sera terminé, dit l'oncle, en enfermant Rodolphe à double tour.

Resté seul, Rodolphe ne balança point longtemps sur le parti qu'il avait à prendre… Il attacha solidement à son balcon une couverture transformée en corde à nœuds; et, malgré le péril de la tentative, il descendit, à l'aide de cette échelle improvisée, sur la terrasse de Mademoiselle Sidonie.

– Qui est là? s'écria celle-ci en entendant Rodolphe frapper à ses carreaux.

– Silence, répondit-il, ouvrez…

– Que voulez-vous? Qui êtes-vous?

– Pouvez-vous le demander? Je suis l'auteur du Vengeur, et je viens rechercher mon cœur que j'ai laissé tomber dans votre chambre par le judas.

– Malheureux jeune homme, dit l'actrice, vous auriez pu vous tuer!

– Écoutez, Sidonie… continua Rodolphe en montrant la lettre qu'il venait de recevoir. Vous le voyez, la fortune et la gloire me sourient… que l'amour fasse comme elles!…

Le lendemain matin, à l'aide d'un déguisement masculin que lui avait fourni Sidonie, Rodolphe pouvait s'échapper de la maison de son oncle… il courut chez le correspondant de l'académie des jeux floraux recevoir une églantine d'or de la force de cent écus, qui vécurent à peu près ce que vivent les roses.

Un mois après, M. Monetti était convié, de la part de son neveu, d'assister à la première représentation du Vengeur. Grâce au talent de Mademoiselle Sidonie, la pièce eut dix-sept représentations et rapporta quarante francs à son auteur.

Quelque temps après, c'était dans la belle saison, Rodolphe demeurait avenue de Saint-Cloud, dans le troisième arbre à gauche en sortant du bois de Boulogne, sur la cinquième branche.

V L' ÉCU DE CHARLEMAGNE

Vers la fin du mois de décembre, les facteurs de l'administration Bidault furent chargés de distribuer environ cent exemplaires d'un billet de faire part, dont voici une copie que nous certifions sincère et véritable:

M.

«MM. Rodolphe et Marcel vous prient de leur faire l'honneur de venir passer la soirée chez eux, samedi prochain, veille de noël.» On rira!

P.-S. nous n'avons qu'un temps à vivre!!

Programme de la fête.

À 7 heures, ouverture des salons; conversation vive et animée.

À 8 heures, entrée et promenade dans les salons des spirituels auteurs de la montagne en couches, comédie refusée au théâtre de l'Odéon.

À 8 heures et demie, M. Alexandre Schaunard, virtuose distingué, exécutera sur le piano l'Influence du bleu dans les arts, symphonie imitative.

À 9 heures, première lecture du mémoire sur l'abolition de la peine de la tragédie.

À 9 heures et demie, M. Gustave Colline, philosophe hyperphysique, et M. Schaunard entameront une discussion de philosophie et de métapolitique comparées. Afin d'éviter toute collision entre les deux antagonistes, ils seront attachés l'un et l'autre.

À 10 heures, M. Tristan, homme de lettres, racontera ses premières amours. M. Alexandre Schaunard l'accompagnera sur le piano.

À 10 heures et demie, deuxième lecture du mémoire sur l'abolition de la peine de la tragédie.

À 11 heures, récit d'une chasse au casoar, par un prince étranger.

Deuxième partie.

À minuit, M. Marcel, peintre d'histoire, se fera bander les yeux, et improvisera au crayon blanc l'entrevue de Napoléon et de Voltaire dans les Champs Élysées. M. Rodolphe improvisera également un parallèle entre l'auteur de Zaïre et l'auteur de la Bataille d'Austerlitz.

À minuit et demi, M. Gustave Colline, modestement déshabillé, imitera les jeux athlétiques de la 4e olympiade.

À une heure du matin, troisième lecture du Mémoire sur l'abolition de la peine de la tragédie, et quête au profit des auteurs tragiques qui se trouveront un jour sans emploi.

À 2 heures, ouverture des jeux et organisation des quadrilles, qui se prolongeront jusqu'au matin.

À 6 heures, lever du soleil, et chœur final. Pendant toute la durée de la fête, des ventilateurs joueront.

N.-B. toute personne qui voudrait lire ou réciter des vers sera immédiatement mise hors des salons et livrée entre les mains de la police; on est également prié de ne pas emporter les bouts de bougie.

Deux jours après, des exemplaires de cette lettre étaient en circulation dans les troisièmes dessous de la littérature et des arts, et y déterminaient une profonde rumeur.

Cependant, parmi les invités, il s'en trouvait quelques-uns qui mettaient en doute les splendeurs annoncées par les deux amis.

– Je me méfie beaucoup, disait un de ces sceptiques: j'ai été quelquefois aux mercredis de Rodolphe, rue de la tour-d'Auvergne, on ne pouvait s'asseoir que moralement, et on buvait de l'eau peu filtrée dans des poteries éclectiques.

– Cette fois, dit un autre, ce sera très-sérieux. Marcel m'a montré le plan de la fête, et ça promet un effet magique.

– Est-ce que vous aurez des femmes?

– Oui, Phémie, Teinturière a demandé à être reine de la fête, et Schaunard doit amener des dames du monde.

Voici, en quelques mots, l'origine de cette fête qui causait une si grande stupéfaction dans le monde bohémien qui vit au delà des ponts. Depuis environ un an, Marcel et Rodolphe avaient annoncé ce somptueux gala, qui devait toujours avoir lieu samedi prochain; mais des circonstances pénibles avaient forcé leur promesse à faire le tour de cinquante-deux semaines, si bien qu'ils en étaient arrivés à ne pouvoir faire un pas sans se heurter à quelque ironie de leurs amis, parmi lesquels ils s'en trouvait même d'assez indiscrets pour formuler d'énergiques réclamations. La chose commençant à prendre le caractère d'une scie, les deux amis résolurent d'y mettre fin en se liquidant des engagements qu'ils avaient pris. C'est ainsi qu'ils avaient envoyé l'invitation plus haut.

– Maintenant, avait dit Rodolphe, il n'y a plus à reculer, nous avons brûlé nos vaisseaux, il nous reste devant nous huit jours pour trouver les cent francs qui nous sont indispensables pour faire bien les choses.

– Puisqu'il les faut, nous les aurons, avait répondu Marcel. Et avec l'insolente confiance qu'ils avaient dans le hasard, les deux amis s'endormirent convaincus que leurs cent francs étaient déjà en route; la route de l'impossible.

Cependant la surveille du jour désigné pour la fête, et comme rien n'était encore arrivé, Rodolphe pensa qu'il serait peut-être plus sûr d'aider le hasard, s'il ne voulait pas rester en affront quand l'heure serait venue d'allumer les lustres. Pour plus de facilité, les deux amis modifièrent progressivement les somptuosités du programme qu'ils s'étaient imposé.

Et de modification en modification, après avoir fait subir force deleatur à l'article gâteaux, après avoir soigneusement revu et diminué l'article rafraîchissements, le total des frais se trouva réduit à quinze francs.

La question était simplifiée, mais non encore résolue.

– Voyons, voyons, dit Rodolphe, il faut maintenant employer les grands moyens, d'abord nous ne pouvons pas faire relâche cette fois.

– Impossible! reprit Marcel.

– Combien y a-t-il de temps que j'ai entendu le récit de la bataille de Studzianka?

– Deux mois à peu près.

– Deux mois, bon, c'est un délai honnête, mon oncle n'aura pas à se plaindre. J'irai demain me faire raconter la bataille de Studzianka, ce sera cinq francs, ça, c'est sûr.

– Et moi, dit Marcel, j'irai vendre un Manoir abandonné, au vieux Médicis. Ça fera cinq francs aussi. Si j'ai assez de temps pour mettre trois tourelles et un moulin, ça ira peut-être à dix francs, et nous aurons notre budget.

Et les deux amis s'endormirent, rêvant que la princesse de Belgiojoso les priait de changer leurs jours de réception, pour ne point lui enlever ses habitués.

Éveillé dès le grand matin, Marcel prit une toile et procéda vivement à la construction d'un Manoir abandonné, article qui lui était particulièrement demandé par un brocanteur de la place du carrousel. De son côté Rodolphe alla rendre visite à son oncle Monetti, qui excellait dans le récit de la retraite de Russie, et auquel Rodolphe procurait, cinq ou six fois par an, dans les circonstances graves, la satisfaction de narrer ses campagnes, moyennant un prêt de quelque argent que le vétéran-poêlier-fumiste ne disputait pas trop quand on savait montrer beaucoup d'enthousiasme à l'audition de ses récits.