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Il se remit donc sans mot dire à son travail, et acheva de noyer un égyptien dans les flots de la mer Rouge. Comme il accomplissait cet homicide, Rodolphe laissa tomber une seconde pièce de cinq francs. Et observant la figure que le peintre allait faire, il se mit à rire dans sa barbe, qui est tricolore, comme chacun sait.

Au bruit sonore du métal, Marcel, comme frappé d'une commotion électrique, se leva subitement et s'écria:

– Comment! Il y a un second couplet?

Une troisième pièce roula sur le carreau puis une autre, puis une autre encore; enfin tout un quadrille d'écus se mit à danser dans la chambre.

Marcel commençait à donner des signes visibles d'aliénation mentale, et Rodolphe riait comme le parterre du théâtre-français à la première représentation de Jeanne de Flandre. Tout à coup, et sans aucuns ménagements, Rodolphe fouilla à pleines mains dans ses poches, et les écus commencèrent un steeple chase fabuleux. C'était le débordement du Pactole, le bacchanal de Jupiter entrant chez Danaé.

Marcel était immobile, muet, l'œil fixe; l'étonnement amenait à peu près chez lui une métamorphose pareille à celle dont la curiosité rendit jadis la femme de Lot victime; et comme Rodolphe jetait sur le carreau sa dernière pile de cent francs, l'artiste avait déjà tout un côté du corps salé.

Rodolphe, lui, riait toujours. Et auprès de cette orageuse hilarité, les tonnerres d'un orchestre de M. Saxe eussent semblé des soupirs d'enfant à la mamelle.

Ébloui, strangulé, stupéfié par l'émotion, Marcel pensa qu'il rêvait; et pour chasser le cauchemar qui l'obsédait, il se mordit le doigt jusqu'au sang, ce qui lui procura une douleur atroce au point de le faire crier.

Il s'aperçut alors qu'il était parfaitement éveillé; et voyant qu'il foulait l'or à ses pieds, il s'écria, comme dans les tragédies:

– En croirais-je mes yeux!

Puis il ajouta, en prenant la main de Rodolphe dans la sienne:

– Donne-moi l'explication de ce mystère.

– Si je te l'expliquais, ce n'en serait plus un.

– Mais encore?

– Cet or est le fruit de mes sueurs, dit Rodolphe en ramassant l'argent, qu'il rangea sur une table; puis se reculant de quelques pas, il considéra avec respect les cinq cents francs rangés en piles, et il pensait en lui-même:

– C'est donc maintenant que je vais réaliser mes rêves?

– Il ne doit pas y avoir loin de six mille francs, disait Marcel en contemplant les écus qui tremblaient sur la table. J'ai une idée. Je vais charger Rodolphe d'acheter mon Passage de la mer Rouge. Tout à coup Rodolphe prit une pose théâtrale, et, avec une grande solennité dans le geste et dans la voix, il dit à l'artiste:

– Écoute-moi, Marcel, la fortune que j'ai fait briller à tes regards n'est point le résultat de viles manœuvres, je n'ai point trafiqué de ma plume, je suis riche mais honnête; cet or m'a été donné par une main généreuse, et j'ai fait serment de l'utiliser à acquérir par le travail une position sérieuse pour l'homme vertueux. Le travail est le plus saint des devoirs.

– Et le cheval le plus noble des animaux, dit Marcel en interrompant Rodolphe. Ah çà! ajouta-t-il, que signifie ce discours, et d'où tires-tu cette prose? Des carrières de l'école du bon sens, sans doute?

– Ne m'interromps point et fais trêve à tes railleries, dit Rodolphe, elles s'émousseraient d'ailleurs sur la cuirasse d'une invulnérable volonté dont je suis revêtu désormais.

– Voyons, assez de prologue comme cela. Où veux-tu en venir?

– Voici quels sont mes projets. À l'abri des embarras matériels de la vie, je vais travailler sérieusement; j'achèverai ma grande machine, et je me poserai carrément dans l'opinion. D'abord, je renonce à la bohème, je m'habille comme tout le monde, j'aurai un habit noir et j'irai dans les salons. Si tu veux marcher dans ma voie, nous continuerons à demeurer ensemble, mais il faudra adopter mon programme. La plus stricte économie présidera à notre existence. En sachant nous arranger, nous avons devant nous trois mois de travail assuré sans aucune préoccupation. Mais il faut de l'économie.

– Mon ami, dit Marcel, l'économie est une science qui est seulement à la portée des riches, ce qui fait que toi et moi nous en ignorons les premiers éléments. Cependant, en faisant une avance de fonds de six francs, nous achèterons les œuvres de M Jean-Baptiste Say, qui est un économiste très-distingué, et il nous enseignera peut-être la manière de pratiquer cet art… Tiens, tu as une pipe turque, toi?

– Oui, dit Rodolphe, je l'ai achetée vingt-cinq francs.

– Comment! Tu mets vingt-cinq francs à une pipe… et tu parles d'économie?…

– Et ceci en est certainement une, répondit Rodolphe: je cassais tous les jours une pipe de deux sous; à la fin de l'année, cela constituait une dépense bien plus forte que celle que je viens de faire… C'est donc en réalité une économie.

– Au fait, dit Marcel, tu as raison, je n'aurais pas trouvé celle-là.

En ce moment, une horloge voisine sonna six heures.

– Dînons vite, dit Rodolphe, je veux dès ce soir me mettre en route. Mais, à propos de dîner, je fais une réflexion: nous perdons tous les jours un temps précieux à faire notre cuisine; or, le temps est la richesse du travailleur, il faut donc en être économe. À compter d'aujourd'hui nous prendrons nos repas en ville.

– Oui, dit Marcel, il y a à vingt pas d'ici un excellent restaurant; il est un peu cher, mais comme il est notre voisin, la course sera moins longue, et nous nous rattraperons sur le gain de temps.

– Nous irons aujourd'hui, dit Rodolphe; mais demain ou après, nous aviserons à adopter une mesure encore plus économique… Au lieu d'aller au restaurant, nous prendrons une cuisinière.

– Non, non, interrompit Marcel, nous prendrons plutôt un domestique qui sera en même temps notre cuisinier. Vois un peu les immenses avantages qui en résulteront. D'abord, notre ménage sera toujours fait: il cirera nos bottes, il lavera mes pinceaux, il fera nos commissions; je tâcherai même de lui inculquer le goût des beaux-arts, et j'en ferai mon rapin. De cette façon, à nous deux nous économiserons au moins six heures par jour en soins et en occupations qui seraient d'autant nuisibles à notre travail.

– Ah! fit Rodolphe, j'ai une autre idée, moi… mais allons dîner.

Cinq minutes après, les deux amis étaient installés dans un des cabinets du restaurant voisin, et continuaient à deviser d'économie.

– Voici quelle est mon idée: si, au lieu de prendre un domestique, nous prenions une maîtresse? Hasarda Rodolphe.

– Une maîtresse pour deux! fit Marcel avec effroi, ce serait l'avarice portée jusqu'à la prodigalité, et nous dépenserions nos économies à acheter des couteaux pour nous égorger l'un l'autre. Je préfère le domestique; d'abord, cela donne de la considération.

– En effet, dit Rodolphe, nous nous procurerons un garçon intelligent; et s'il a quelque teinture d'orthographe, je lui apprendrai à rédiger.

Ça lui sera une ressource pour ses vieux jours, dit Marcel en additionnant la carte qui se montait à quinze francs. Tiens, c'est assez cher. Habituellement, nous dînions pour trente sous à nous deux.

– Oui, reprit Rodolphe, mais nous dînions mal, et nous étions obligés de souper le soir. À tout prendre, c'est donc une économie.

– Tu es comme le plus fort, murmura l'artiste vaincu par ce raisonnement, tu as toujours raison. Est-ce que nous travaillons ce soir?

– Ma foi, non. Moi, je vais aller voir mon oncle, dit Rodolphe; c'est un brave homme, je lui apprendrai ma nouvelle position, et il me donnera de bons conseils. Et toi, où vas-tu, Marcel?

– Moi, je vais aller chez le vieux Médicis pour lui demander s'il n'a pas de restaurations de tableaux à me confier. À propos, donne-moi donc cinq francs.

– Pourquoi faire?

– Pour passer le pont des Arts.

– Ah! Ceci est une dépense inutile, et, quoique peu considérable, elle s'éloigne de notre principe.

– J'ai tort, en effet, dit Marcel, je passerai par le pont neuf… mais je prendrai un cabriolet.

Et les deux amis se quittèrent en prenant chacun un chemin différent, qui, par un singulier hasard, les conduisit tous deux au même endroit, où ils se retrouvèrent.

– Tiens, tu n'as donc pas trouvé ton oncle? demanda Marcel.